Fragment d'un film à venir
Film Super-8, N&B, 3 min, 2019
Fragment d'un film à venir
Film Super-8, N&B, 3 min, 2019
Le 10 août 1936, James Joyce écrivait une lettre à son petit-fils, Steven. Il y est question de la ville de Beaugency, d’un pont et de celui qui devait le construire : le diable…
Le 10 août 1936, James Joyce écrivait une lettre à son petit-fils, Steven. Il y est question de la ville de Beaugency, d’un pont et de celui qui devait le construire : le diable…
Film Super-8 numérisé, Couleur et N&B, 16/9, 47 min, 2017
Avec : Olga Lukasheva
Super-8 film digitized, Color and black-and-white, 16/9, 47 min, 2017
With : Olga Lukasheva
Une histoire d’amour entre textes, images et sons.
Un scénario - celui d’un homme qui laisse des messages à une femme qui ne répond jamais - vient interrompre sous forme d’intertitres le défilement d’images provenant de bobines super-huit qui auraient été perdues et retrouvées. Et, comme en écho, la présence d’enregistrements sonores, peut-être eux-mêmes perdus et retrouvés. Sur les images : une chambre, un appartement, des rues, des ponts, des passants, une flânerie dans une grande ville, Saint-Petersbourg, en Russie. Sur les bandes sonores, les bruits de la ville, celui du métro, de la rue et de chants orthodoxes.
Le titre provient d’une phrase de la poète russe Olga Bergholtz : « Ne retourne pas là-bas, vers cette neige, vers cette nuit, le regard de quelqu’un t’attend. »
Ce film, pensé selon le motif du fragment, prolonge un large projet consacré aux ponts en tant qu’ils sont une possible représentation architecturale du langage comme lien qui sépare. Il fait suite au film L’invitation au voyage.
A love story amid texts, images and sounds.
A script – about a man who leaves messages to a woman who never answers – applies captions to interrupt the stream of images taken from Super-8 film reels that were allegedly lost and then found again. An echo effect is created by the presence of sound recordings, which were perhaps also lost and found. Re the images: a bedroom, an apartment, streets, bridges, passersby, meandering through a Russian city, Saint-Petersburg. Re the soundtrack: city-noises, the subway, the street, Orthodox chants.
The title is borrowed from a line by the Russian poet Olga Bergholtz: “Don’t go back there, towards this snow, towards this night, the gaze of someone who awaits you.”
The film is underscored by the motif of fragmentation, and pursues a broader project on bridges, which can architecturally represent language as a bond that separates. The project was launched with the film Invitation to a voyage.
Film Super-8 numérisé, Couleur et N&B, 16/9, 47 min, 2017
Avec : Olga Lukasheva
Super-8 film digitized, Color and black-and-white, 16/9, 47 min, 2017
With : Olga Lukasheva
Une histoire d’amour entre textes, images et sons.
Un scénario - celui d’un homme qui laisse des messages à une femme qui ne répond jamais - vient interrompre sous forme d’intertitres le défilement d’images provenant de bobines super-huit qui auraient été perdues et retrouvées. Et, comme en écho, la présence d’enregistrements sonores, peut-être eux-mêmes perdus et retrouvés. Sur les images : une chambre, un appartement, des rues, des ponts, des passants, une flânerie dans une grande ville, Saint-Petersbourg, en Russie. Sur les bandes sonores, les bruits de la ville, celui du métro, de la rue et de chants orthodoxes.
Le titre provient d’une phrase de la poète russe Olga Bergholtz : « Ne retourne pas là-bas, vers cette neige, vers cette nuit, le regard de quelqu’un t’attend. »
Ce film, pensé selon le motif du fragment, prolonge un large projet consacré aux ponts en tant qu’ils sont une possible représentation architecturale du langage comme lien qui sépare. Il fait suite au film L’invitation au voyage.
A love story amid texts, images and sounds.
A script – about a man who leaves messages to a woman who never answers – applies captions to interrupt the stream of images taken from Super-8 film reels that were allegedly lost and then found again. An echo effect is created by the presence of sound recordings, which were perhaps also lost and found. Re the images: a bedroom, an apartment, streets, bridges, passersby, meandering through a Russian city, Saint-Petersburg. Re the soundtrack: city-noises, the subway, the street, Orthodox chants.
The title is borrowed from a line by the Russian poet Olga Bergholtz: “Don’t go back there, towards this snow, towards this night, the gaze of someone who awaits you.”
The film is underscored by the motif of fragmentation, and pursues a broader project on bridges, which can architecturally represent language as a bond that separates. The project was launched with the film Invitation to a voyage.
Film HDV, Couleur, 33 min, 2013
Musique : Louis Sclavis
Production : Marseille-Provence 2013 ; FRAC Provence-Alpes-Côte d'Azur ; Ville de Martigues
HDV film, Color, 33 min, 2013
Music : Louis Sclavis
Production : Marseille-Provence 2013 ; FRAC Provence-Alpes-Côte d'Azur ; Ville de Martigues
Dans le poste de commandement – unique décor du film – qui surplombe le pont levant de la ville de Martigues, au rythme des passages de bateaux, un homme raconte l'histoire d'un certain Thomas, qui décida d'apprendre le persan auprès d'un mystérieux capitaine. Après un long apprentissage, convaincu de maitriser suffisamment la langue persane, il décida d'écrire son propre texte, avant de découvrir que cette langue qu'il croyait avoir apprise n'existait nulle part. Le pont devenant une possible représentation architecturale et symbolique du langage comme lien qui sépare.
At a command post – the film’s sole setting – which overlooks the lift bridge of the town Martigues against the backdrop of passing boats, a man tells the story of a certain Thomas, who decided to learn Persian from a mysterious captain. After a long apprenticeship, by now convinced that he has reached sufficient mastery, Thomas ventures to write a text of his own, at which point he discovers that the language he’d ostensibly been learning is nonexistent. The bridge turns into an architectural and symbolic representation of language as a bond that separates.
Film HDV, Couleur, 23 min, 2010
Production : CRAC Le 19
HDV film, Color, 23 min, 2010
Production : CRAC Le 19
Pendant près d’un an furent filmés les entraînements du club de boxe du quartier de la Petite Hollande de Montbéliard. Adultes et enfants, débutants ou confirmés, répètent les mêmes gestes, affinent leurs styles et développent leurs conditions physiques. Séances de sac de frappe, simulation de combats, apprentissage de nouveaux coups et de nouvelles parades, combats. Au-delà de la boxe, c’est le sport comme rituel qui devient sujet.
Over the span of a year or so, training sessions were filmed at a boxing club in the Petite Hollande district of Montbéliard. Adults and children, whether beginners or advanced, repeat the same motions, honing their style and developing physical prowess. Boxing bag workouts, combat simulations, lessons in new punches, new moves and fight techniques. Beyond boxing, it’s all about sport as ritual.
Film Mini DV, Couleur, 23 min, 2009
Musique : Louis Sclavis
Co-production : École Supérieure d’art et de design Marseille-Méditerranée
Film Mini DV, Couleur, 23 min, 2009
Musique : Louis Sclavis
Co-production : École Supérieure d’art et de design Marseille-Méditerranée
Sur la digue du grand large (également appelée « Jetée de l’oubli ») du port autonome de Marseille, là où les bateaux restent longuement à quai, plusieurs inscriptions laissées par les marins s’y lisent. Parmi elles, trois idéogrammes chinois. Au fil des recherches, se tisse l’histoire d’un navire taïwanais dont le nom inscrit sur un registre de marine est l’objet de diverses conjectures.
At Marseille’s open-sea port (also called “pier of oblivion”), where ships remain docked for long periods, one comes across inscriptions left by sailors, including three Chinese ideograms. Along the path of inquiry, a tale is woven about a Taiwanese ship, which, being listed in a marine registry, has given rise to various conjectures.
Film Super-8 numérisé, Couleur, 11 min, 2009
Voix : Nicky Dingwall-Main
Production : Museum of Fine Arts, Houston ; Maison Dora Maar, Ménerbes
Super-8 film digitized, Color, 11 min, 2009
Voice : Nicky Dingwall-Main
Production : Museum of Fine Arts, Houston ; Maison Dora Maar, Ménerbes
C’est l’histoire d’une expérience pratiquée sur le cadavre d’un jeune condamné à mort par guillotine. Sur la rétine de l’oeil gauche se révèle une image qualifiée de « distincte mais ambiguë ». Le film met en scène ce récit sous forme d’intertitres entrecoupés de plusieurs séries d’images vues à la visionneuse optique super-8, dont le rythme de défilement rappelle des clignements d’yeux. Les images sont sans relation apparente avec l’expérience décrite. Une voix de femme, off, dit le souvenir du texte écrit, concomitamment aux intertitres et images créant une étrange polysémie.
Le récit de cette expérience s’inspire des recherches photos-optiques portant sur l’optogramme, obtenues par le physiologiste allemand Wilhelm Kühne, ainsi que par le Docteur Auguste Gabriel Maxime Vernois. qui fit paraître, dans la Revue photographique des hôpitaux de Paris, un article titré Étude photographique sur la rétine des sujets assassinés (1870).
The story of an experiment conducted on the corpse of a young man condemned to die by guillotine. The left eye’s retina revealed an image that was deemed “precise yet ambiguous”. The film enacts this incident by way of captions interspersed with series of images seen through a Super-8 viewer, to a rhythm that resembles blinking. The images bear no apparent relationship to the experiment. A female voice-over reminisces about the written text while the captions and images are screened, thereby creating a strange polysemy. The account of this experiment draws inspiration from photo-optical research on the optogram carried out by the German physiologist Wilhelm Kühne as well as by Dr. Auguste Gabriel Maxime Vernois, who had published an article in the medical photo-journal of the Hospitals of Paris entitled Étude photographique sur la rétine des sujets assassinés (1870).
Film Super-8 numérisé, N&B et Couleur, 13 min, 2007
Lectrice : Rosa Borges
Danseuses : Marine Brothier-Macarios, Marion Jacquemet
Musique : Jean-Michel Pirollet
Coproduction : Cité des Arts, Chambéry
Super-8 film digitized, Color and black-and-white, 13 min, 2007
Reader : Rosa Borges
Dancers : Marine Brothier-Macarios, Marion Jacquemet
Music : Jean-Michel Pirollet
Coproduction : Cité des Arts, Chambéry
Deux jeunes femmes (danseuses) découvrent par le toucher l’étui d’un instrument de musique ouvert, baillant, vide, avec en creux la forme de l’instrument vacant. Le souvenir de cette expérience tactile a donné lieu à un discours. Ce discours a été retranscrit en braille et soumis à la lecture d’une jeune femme, non-voyante. Le film articule le passage des mains découvrant l’étui à celles lisant le texte en braille. En fond sonore : quelques amorces de phrases musicales (jouées au saxophone).
Two young women (professional dancers), discover by the use of their hands, the open, gaping, empty surface of a musical instrument case, and the hollow form of its vacant instrument. The recollection of this tactile experience gave way to a speech, which in turn was transcribed in Braille and then read by a young, blind woman. The film articulates itself around the moment when the hands explore the case, to the voice of the young, blind woman reading the text in Braille. The background music consists of the stuttering ejaculations of a musical score (played by a saxophone).
Film Super-8 numérisé, N&B, 17 min, 2007
Actrice : Masha Khokhlova
Musique : Louis Sclavis
D’après le livre d’Eric Suchère, "Fixe, désole en hiver"
Super-8 film digitized, Black-and-white, 17 min, 2007
Actress : Masha Khokhlova
Music : Louis Sclavis
Based on the book by Eric Suchère, "Fixe, désole en hiver"
Du livre d’Eric Suchère, « Fixe, désole en hiver », le film retient d’abord une silhouette de femme, de dos, en contre-jour, face à la mer au loin et aux collines à l’horizon. C’est une élégie, celle d’un motif dont mot et image fixent le déni, un motif que mot et image « illuminent de reflets réciproques ». À cela s’ajoute une bande son faite de bruits divers (train, vent, mer, pas dans la neige, respiration, pluie,…) autonome en apparence : un « ça ne colle pas » là pour renforcer la désespérée tentative de fixation par laquelle le film s’élabore.
An elegy of a motif, constructed out of words, images and sounds, brought to light in Eric Suchère's book, "Fixe, désole en hiver". A train journey in search of a woman's silhouette, seen against the light, her back to us, facing the distant sea and hills on the horizon.
Film Super-8 numérisé, N&B et Couleur, 17 min, 2007
Musique : Louis Sclavis
Super-8 film digitized, Color and black-and-white, 17 min, 2007
Music : Louis Sclavis
Il s’agit initialement d’une expérience sur « l’oeil et la mémoire » proposée à des candidats volontaires, et consistant, dans un premier temps, en la présentation d’un court film. Puis il est demandé aux candidats d’exposer ce dont ils se souviennent. Le cas échéant, des photos extraites du film, à classer chronologiquement, leur sont présentées. L’un d’eux, après avoir reconnu le lieu filmé, se rappelle un traumatisme personnel : une alerte vécue de nuit pendant la guerre en ex-Yougoslavie. Le film scrute la relation, perceptuelle et mnémonique, qu’un spectateur entretient avec des images filmiques et photographiques.
Initially an experiment about ‘the eye and memory’, calling on volunteers and initially consisting of a presentation of a short film.
Secondly, the volunteers were asked to present what they remembered about the film. If necessary, photos taken of the film were presented to them and classified in a chronological order. One of the volunteers, after recognising the place where the film was shot, remembered a personal trauma, an alert experienced one night during the war in ex-Yugoslavia.
Film Super-8 numérisé, N&B, 10 min, 2005
Super-8 film digitized, Black-and-white, 10 min, 2005
Une image fixe, noire et blanche, pareille à une archive, est décrite par une jeune femme dont on entend la voix, seule.
Progressivement, la description, alors fidèle à l’image, se disjoint d’elle, met en scène un hors champ, devient récit. Puis la voix s’interrompt et l’image fixe se met en mouvement…
Le film s’inspire du TAT (Thematic Apperception Test), test de psychanalyse projective confrontant un patient à une série d’images et à qui il est demandé, pour chaque image, d’imaginer une histoire.
A film-still is exposed to the gaze of a young woman, she knows nothing about the film's origin or history, she simply comments on this singular, frozen-frame. Progressively her speech escapes her, taking on a new direction. This is an 'out-of-frame' story, a meander within an image and then into a film, a nomadic stroll through the city. The film was inspired by the TAT (Thematic Apperception Test), a projective psychoanalysis test, in which patients are confronted by a series of images and from which they are asked to imagine a story.
Film Super-8 numérisé, N&B et Couleur, 10 min, 2005
Super-8 film digitized, Color and black-and-white, 10 min, 2005
Un paysage rural défile, puis des immeubles, des rues. Berlin défile comme un décor, en une progression apparemment sans but. Arrive un texte, inscrit en caractères blancs, défilant de bas en haut : l’histoire d’une femme, la narratrice, qui vécut à l’ouest et communiqua par gestes avec un homme habitant juste en face, mais à l’est, de l’autre côté du mur…
A landscape passes by, filmed in Super 8, the image vacillates between black and white and colour, revealing streets and then buildings. The setting, Berlin. The film, a meander in what seems to be an aimless progression, with no preestablished route and moving in fits and starts. A text appears, inscribed in white lettering, it scrolls upwards; it tells the story of a narrator, who, living in the west of Berlin, communicated using bodily gestures to a man living opposite, but whose building was situated in the east, on the other side of the wall. A formal counterpoint to the Super 8’s logorrhoea, both text and image act against each other; the text becomes an obstacle, passing in front of the image like a wall, it induces the spectator’s imagination.
Film Super-8 numérisé, Couleur, 12 min, 2004
Super-8 film digitized, Color, 12 min, 2004
Compte-rendu d’une hypothétique rencontre avec un ancien réalisateur turc, le 15 Novembre 2003, à Istanbul. Tout en projetant quatre de ses films super-huit, il raconte la ville, explique ses débuts dans le cinéma, comment il apprit le français. Il évoque une tour sur laquelle d’innombrables messages étaient inscrits dans toutes les langues et révèle l’existence d’un cinquième film…
An account of a hypothetical encounter with a former Turkish film director in Istanbul, November 15th, 2003. While projecting four of his super-8 films he tells the story of his city, explains his beginnings in cinema, how he learnt to speak French. He makes reference to a tower on which countless messages in every language were inscribed and reveals the existence of a fifth film...
Film Super-8 numérisé, Couleur, 7 min, 2003
Super-8 film digitized, Color, 7 min, 2003
Errance parisienne sous forme d’expérience basée sur l’articulation cinématographique minimale, en tant que celle-ci ne s’opère pas entre les plans mais entre les images (selon la théorie de Peter Kubelka). Le film oscille entre prise de vue isolée et séquences fluides, soit la caméra utilisée comme un appareil photographique puis reprenant l’usage lui étant traditionnellement assigné : fixer du mouvement, du moins son illusion.
An experiment into cinematographic narration and its most minimal structure: the photogram (according to the theory of Peter Kubelka). The film attempts, via a series of projected images, to recreate a rythmic meandering through the city of Paris.
Création de Louis Sclavis et Fabrice Lauterjung
Film HDV, N&B, 22 min, 2011
Musique : Louis Sclavis
Production : Le Bureau 31 et LUX Scène Nationale de Valence
Création by Louis Sclavis and Fabrice Lauterjung
HDV Film, black-and-white, 22 min, 2011
Music : Louis Sclavis
Production : Le Bureau 31 and LUX Scène Nationale de Valence
Le film est construit de trois couches narratives opérant en palimpseste.
Tout commence par des photographies prises par Louis Sclavis et tout part d'elles. En cela, elles sont ces photos inductrices du titre.
Elles apparaissent pour la plupart agrandies, comme observées à la loupe, selon la logique d'une enquête dont l'enjeu reste mystérieux. A leur fixité répond une séquence qui tout au long du film est répétée, déclinée suivant différents rythmes. D'abord abstraite, la forme blanche qui s'y déploie se devine être un cygne. À cela s'ajoutent les fragments d'un texte, défilant disséminés en l'espace de l'écran. Ils sont des résidus de Mimique, écrit par Stéphane Mallarmé. Le plan du cygne, d'influence mallarméenne lui aussi, se réfère autant à la danse serpentine de Loïe Fuller qu'au poème Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui. Tout opère par ricochets, les photos conduisant au cygne conduisant au texte, conduisant le film vers une quête du blanc – dernier ricochet vers une hantise littéraire du XIXe siècle, de l'Ultima Thulé fantasmé par Edgar Allan Poe dans ses Aventures d'Arthur Gordon Pym à la blancheur de Moby Dick d'Herman Melville.
The film is constructed from three narrative layers operating in palimpsest.
It all starts with photographs taken by Louis Sclavis and everything starts from them. In this, they are these inductive photos of the title.
They appear for the most part enlarged, as if observed with a magnifying glass, according to the logic of an investigation whose stakes remain mysterious. To their fixity responds a sequence which is repeated throughout the film, declined according to different rhythms. At first abstract, the white form that unfolds there guesses to be a swan. To this are added the fragments of a text, scrolling, disseminated in the space of the screen. They are residues of Mimesis, written by Stéphane Mallarmé. The shot of the swan, also of Mallarméan influence, refers as much to Loïe Fuller’s serpentine dance as to the poem The Virgin, Vivacious and Lovely Today. Everything operates in ricochets, the photos leading to the swan leading to the text, leading the film towards a quest for white – last ricochet towards a 19th century literary obsession, of the Ultima Thule fantasized by Edgar Allan Poe in his Narratives of Arthur Gordon Pym of Nantucket to the whiteness of Moby Dick by Herman Melville.
Création de Louis Sclavis et Fabrice Lauterjung
Film HDV et Super-8 (numérisé), Couleur, 18 min, 2012
Musique : Louis Sclavis
Production : Le Bureau 31 et LUX Scène Nationale de Valence
Création by Louis Sclavis and Fabrice Lauterjung
HDV Film, black-and-white, 22 min, 2011
Music : Louis Sclavis
Production : Le Bureau 31 and LUX Scène Nationale de Valence
Le film commence là où le premier volet s'était interrompu, par un écran blanc, avant de progressivement laisser place à des formes de plus en plus distinctes, lesquelles mènent aux mains d'une femme aveugle lisant un texte en braille. Dès lors, tout le film suit le parcours que cette lecture induit. Des mots éparses et phrases incomplètes se donnent à lire – il s'agit d'extraits d'une des lettres qu'écrivait Denis Diderot à Sophie Volland, celle datée du 10 juin 1759 ; les photos de Louis Sclavis apparaissent creusées par des recadrages cherchant à extraire d'elles d'autres situations narratives – paysages enneigés vus d'un train, gare et silhouette d'homme, silhouette de femme, ancienne salle de cinéma aux fauteuils vides, clairière, ciel rouge, forêt, route et neige encore. La narration procède par apparitions, comme si, ce que ces mains lisaient au contact des aspérités du papier, se traduisait en instants photographiques et phrases fragmentées.
The film is constructed from three narrative layers operating in palimpsest.
It all starts with photographs taken by Louis Sclavis and everything starts from them. In this, they are these inductive photos of the title.
They appear for the most part enlarged, as if observed with a magnifying glass, according to the logic of an investigation whose stakes remain mysterious. To their fixity responds a sequence which is repeated throughout the film, declined according to different rhythms. At first abstract, the white form that unfolds there guesses to be a swan. To this are added the fragments of a text, scrolling, disseminated in the space of the screen. They are residues of Mimesis, written by Stéphane Mallarmé. The shot of the swan, also of Mallarméan influence, refers as much to Loïe Fuller’s serpentine dance as to the poem The Virgin, Vivacious and Lovely Today. Everything operates in ricochets, the photos leading to the swan leading to the text, leading the film towards a quest for white – last ricochet towards a 19th century literary obsession, of the Ultima Thule fantasized by Edgar Allan Poe in his Narratives of Arthur Gordon Pym of Nantucket to the whiteness of Moby Dick by Herman Melville.
Création de Louis Sclavis et Fabrice Lauterjung
Film HDV et Super-8 (numérisé), N&B et Couleur, 19 min, 2013
Musique : Louis Sclavis, Vincent Courtois
Production : Le Bureau 31 et LUX Scène Nationale de Valence
Création by Louis Sclavis and Fabrice Lauterjung
HDV Film and Super-8 film digitized, black-and-white and Color, 19 min, 2013
Music : Louis Sclavis, Vincent Courtois
Production : Le Bureau 31 and LUX Scène Nationale de Valence
Après la première partie placée sous le « cygne » de Mallarmé, d'une deuxième, plus colorée, qui progressait au rythme des mains d'une aveugle lisant en braille une lettre de Diderot, la troisième et dernière partie nous fait entrer dans une série d'images en noir et blanc : d'abord une forêt d'où s'enfuit un vol d'oiseaux, des formes abstraites qui s'avèrent être des visages, puis une ronde d'enfants dansant autour d'un feu. En contrepoint rythmique et pictural apparaissent les images mouvantes quoique saccadées d'une femme vêtue d'une robe rouge. Elle danse, bientôt rejointe par un homme portant un costume noir. Quelques phrases et mots isolés défilent en rythmes variés, comme possible traces résiduelles d'un éclatement du texte dont elles furent prélevées – Éloge du maquillage de Charles Baudelaire. Progressivement, les motifs en couleur et ceux en noir et blanc se rencontrent et se mélangent.
After the first part placed under Mallarmé’s “swan”, a second, more colourful, which progressed to the rhythm of the hands of a blind woman reading a letter from Diderot in Braille, the third and final part takes us into a series images in black and white: first a forest from which flies a flight of birds, abstract shapes that turn out to be faces, then a round of children dancing around a fire. In rhythmic and pictorial counterpoint appear the moving, though jerky images of a woman in a red dress. She is dancing, soon joined by a man wearing a black suit. A few isolated sentences and words scroll in varied rhythms, as possible residual traces of a bursting of the text from which they were taken – In Praise of makeup by Charles Baudelaire. Gradually, the patterns in colour and those in black and white meet and blend.
Création d’Olivier Massot et Fabrice Lauterjung
Film Mini DV, Couleur, 24 min, 2009
Musique : Olivier Massot
Interprété par le Quatuor Johannes
Production : Musée des Confluences, Lyon
Creation by Olivier Massot and Fabrice Lauterjung
Mini DV film, Color, 1h40, 2009
Music : Olivier Massot
Interpreted by Le Quatuor Johannes
Production : Musée des confluences, Lyon
Commande du Musée des Confluences de Lyon, en partenariat avec le Planétarium de Vaulx-en-Velin, à l’occasion d’une conférence sur l’exobiologie.
This work was commissioned by the Musée des Confluences in Lyon in partnership with the Planetarium of Vaulx-en-Velin for a conference on exobiology. One at a time, scientists speak onstage, expounding viewpoints and analyses. Their talks are interspersed with three musical moments played by a string quartet. The music unfolds in search of a motif, and gradually fuses with the short film sequences being projected. On a second screen, like a continuous décor-in-motion, a film depicts an attempt to solve a puzzle. The first pieces are placed. Hands falter, start over, rectify… The image gradually takes shape before our eyes.
Film mini DV, Couleur, 42 min, 2008
Saxophone : Patrice Foudon, Jean-Michel Pirollet
Clavier, électroacoustique : Philippe Madile
Mini DV film, Color, 42 min, 2008
Saxophone : Patrice Foudon, Jean-Michel Pirollet
Keyboards, electroacoustic : Philippe Madile
Trois musiciens, deux saxophonistes et un claviériste électroacousticien, jouent sur scène tandis qu’une projection a lieu. Les images sont constituées de plans de New York tournés en 1970 et 2003. En surimpression s’inscrivent des textes – descriptions ekphrastiques de quatre peintures de James Mc Neill Whistler exposées à la Frick Collection, au I East 70th Street, à New York.
Three musicians, two on saxophone and one on electroacoustic keyboard, play onstage while images are screened. The shots are of New York in 1970 and 2003. Texts are superimposed over the images – ekphrastic descriptions of four paintings by James McNeill Whistler on display at the Frick Collection, located 1 East 70th Street, New York.
Film HDV, Couleur, 10 min, 2014
Création : Sphlax / Badema, Fabrice Lauterjung
Musique : Naagré — Sphlax / Badema
Production : Athos Productions
Film HDV, Couleur, 10 min, 2014
Création : Sphlax / Badema, Fabrice Lauterjung
Musique : Naagré — Sphlax / Badema
Production : Athos Productions
Création de Moko et Fabrice Lauterjung
Film Mini DV, Couleur, 5 min, 2005
Piano : Jérôme Margotton
Production : Rhino Jazz Festival
Creation by Moko and Fabrice Lauterjung
Mini DV film, Color, 40 min, 2005
Piano : Jérôme Margotton
Production : Rhino Jazz Festival
Sur scène, un pianiste joue avec son moi projeté. Lui et son "double" interagissent selon le principe musical de la fugue. Une rencontre entre une copie et son original, qui enrichissent la composition de manière interdépendante.
Onstage, a pianist plays together with his screened self. He and his “double” interact according to the musical principle of the fugue. An encounter between a copy and its original, co-dependently fleshing out the composition.
Création de Moko et Fabrice Lauterjung
Film Mini DV, Couleur, 5 min, 2005
Piano : Jérôme Margotton
Production : Rhino Jazz Festival
Creation by Moko and Fabrice Lauterjung
Mini DV film, Color, 40 min, 2005
Piano : Jérôme Margotton
Production : Rhino Jazz Festival
Création de Moko et Fabrice Lauterjung
Film Mini DV, Couleur, 7 min, 2005
Piano : Jérôme Margotton
Production : Rhino Jazz Festival
Creation by Moko and Fabrice Lauterjung
Mini DV film, Color, 40 min, 2005
Piano : Jérôme Margotton
Production : Rhino Jazz Festival
Film mini DV, Couleur, 14 min, 2011
Film mini DV, Couleur, 14 min, 2011
Co-réalisation : Mélodie Blanchot, Loïc Bontems, Romain Descours, Cécile Verchère
Film Mini DV, N&B et Couleur, 28 min, 2004
Musique : Louis Sclavis
Production : Rhino Jazz Festival
Co-direction : Mélodie Blanchot, Loïc Bontems, Romain Descours, Cécile Verchère
Mini DV film, Color and black-and-white, 28 min, 2004
Music : Louis Sclavis
Production : Rhino Jazz Festival
Relecture contemporaine de la psychogéographie situationniste, construite sur la notion de territorialité. Le film, intégralement composé d’images d’archives de la ville de Saint-Étienne, cherche à tisser un réseau de relations (formelles, symboliques, rythmiques,...) mettant à nu ce qui, en l’archive, excède la simple fonction informative et devient un outil mnémonique.
Contemporary reinterpretation of Situationist Psychology, constructed on the notion of territoriality.
The film, entirely composed of archive images of the city Saint-Étienne, weaves a network of relationships (formal, symbolic, rhythmic,…), exposing the aspect of archives that goes beyond the purely informative function and becomes a mnemonic device.
Film Mini DV, Couleur, 14 min, 2004
Acteurs : Anthony Liébault, Fabrice Lauterjung
Mini DV film, Color, 14 min, 2004
Actors : Anthony Liébault, Fabrice Lauterjung
C’est l’histoire d’un champ/contrechamp. Deux œuvres se font face : Épisode de la retraite de Russie de Nicolas Toussaint Charlet et Dernières paroles de l’empereur Marc Aurèle d’Eugène Delacroix. Entre, face au Delacroix, deux personnes, dont l’une en fait la description tandis que l’autre, non voyante, l’écoute. Dans cette parole est désigné l’enjeu du face à face à l’épreuve des peintures : la chute de deux empires (napoléonien et romain).
The tale of a shot/countershot. Two paintings face one another: Episode of the Retreat from Russia by Nicolas Toussaint Charlet and Last Words of the Emperor Marcus Aurelius by Eugène Delacroix. In between them are two people facing the Delacroix, one describing it while the other, who is blind, listens. The words convey the face-to-face interplay of the paintings: the fall of two empires (Napoleonic and Roman).
Film Mini DV, Noir & blanc et Couleur, 5 min, 2003
Mini DV film, black-and-white and Color, 5 min, 2003
Miroir Vacant est composé de plans mettant en scène le rapport à l’altérité à travers l’image spéculaire. Le film est une double projection (simultanée) sur deux écrans. Le dispositif provoque un dialogue entre les séquences ; d’abord autour d’analogies formelles basées sur une inversion optique donnant l’illusion d’une projection « en miroir », puis, cette illusion se brisant, des incohérences formelles entraînent le film vers des analogies narratives. Ainsi plutôt qu’une double projection, il s’agit de deux films projetés côte à côte, indissociables l’un de l’autre et s’interpénétrant. La fonction gémellaire du dispositif insiste sur l’indispensable complémentarité des deux écrans, et sur l’irrévocable isolement que suscitent les images.
Vacant Mirror is made up of shots depicting the relationship to otherness through the specular image. The film is a double projection (simultaneous) on two screens. The process provokes a dialogue between the sequences; first around formal analogies based on an optical inversion giving the illusion of a “mirrored” projection, then, this illusion shattering, formal inconsistencies lead the film towards narrative analogies. So rather than a double projection, these are two films screened side by side, inseparable from each other and interweaving. The twin function of the process emphasizes the indispensable complementarity of the two screens, and the irrevocable isolation that the images provoke.
Film Super-8 (numérisé) et Mini DV, Couleur, 4 min, 2003
Super-8 film digitized and Mini DV, Color, 4 min, 2003
Entrelacement de deux récits. Le premier est celui d’une fillette, de dos face à la mer, filmée en un unique plan ralenti au point qu’il semble être une seule image, fixe. Pourtant l’écume progresse et la fillette bouge, très lentement. Le second ressemble à un vieux film de vacances, une série de choses sans importance filmées sans avoir été préméditées : une station balnéaire, la mer, un bateau, des palmiers, un cerf-volant, une plage, des rochers, l’écume, la nuit, des arbres au vent, des collines, une femme de dos et sa chevelure blonde au vent, les vagues.
Two intertwining stories. The first involves a little girl, filmed from behind, facing the sea, in a single slow-motion shot, giving the impression of a still image. However, very slowly the sea-foam shifts and the girl moves. The second resembles an old holiday film, a series of insignificant unplanned things: a beach resort, the sea, a boat, palm trees, a kite, a beach, rocks, foam, night, windswept trees, hills, a woman seen from behind, her blond hair blowing in the wind, waves.
Par Fabrice Lauterjung
Sur "The Act of seeing with One’s Own Eyes" de Stan Brakhage
Article publié dans le n°24 de la revue De(s)générations, janvier 2016
Par Fabrice Lauterjung
Sur "The Act of seeing with One’s Own Eyes" de Stan Brakhage
Article publié dans le n°24 de la revue De(s)générations, janvier 2016
1.
Quand les frères Lumière commençaient à arpenter le monde avec le tout nouveau cinématographe, leurs « vues » – ainsi désignaient-ils leurs films – étaient tournées par ce qu’ils nommaient alors des opérateurs. Dans le vocabulaire naissant qui accompagnait leur invention, ce mot – opérateur – tirait son origine d’un champ lexical a priori bien éloigné des 16 images/seconde qui permettaient de fixer la vie dans son mouvement. Un opérateur, c’était d’abord un chirurgien, quelqu’un qui, à l’aide d’outils divers, observait, ouvrait et pénétrait des corps dans l’intention de les guérir et de faire progresser la science. Médecine et cinéma seraient donc liés, au moins dans un partage du vocabulaire. Et peut-être davantage quand on pense aux travaux qu’Auguste Lumière consacra à la tuberculose, au cancer, à la pharmacodynamie, aux nombreux médicaments dont il fit la découverte. Quand on sait qu’en 1914, désireux de participer à l’effort de guerre, il fut nommé, à sa demande, responsable du service radiographique de l’Hôtel-Dieu ; qu’il fut encore l’inventeur du tulle gras et qu’il mit au point une pince-main articulée destinée à aider les mutilés. Et surtout, quand on se souvient qu’il « refusait de vendre sa caméra à Méliès sous le prétexte qu’il ne s’agissait que d’une curiosité technique utile tout au plus pour les médecins ». (1)
2.
Observer, toucher, ausculter, prendre le pouls du monde aura été l’un des enjeux du réalisateur américain Stan Brakhage, né le 14 janvier 1933 et décédé le 9 mars 2003. Une filmographie riche de quelques quatre cents films expérimentant le cinéma dans sa singularité à être une machine de vision propice à saisir la vie dans sa fugacité, mais aussi, pour paraphraser une bien célèbre phrase du peintre Paul Klee, un art qui rend visible.
Brakhage commence à filmer en 1952, quelques années donc après ce que l’historien du cinéma P. Adams Sitney nomme le cinéma visionnaire, c’est-à-dire une avant-garde cinématographique américaine, héritière de la tradition romantique anglo-saxonne et née sous l’influence d’expérimentations artistiques, formelles et théoriques, accomplies en Europe, parmi lesquelles l’expressionnisme allemand, le constructivisme russe, Dada et le surréalisme laissèrent les traces les plus pérennes. Des films tels que Le cabinet du Docteur Caligary (1919) de Robert Wiene, Le Cuirassé Potemkine (1925) de S.M Eisenstein, L’étoile de mer (1928) de Man Ray, Le sang d’un poète (1930) de Jean Cocteau, Entr’Acte (1924) de René Clair et Francis Picabia, et bien sûr Le chien Andalou (1929) de Luis Buñuel et Salvadore Dali figurent au rang de ce qui allait construire la rampe de lancement d’un cinéma qui, tout en se développant majoritairement sur le territoire étasunien, était décidé à évoluer en dehors des normes imposées par Hollywood. Toujours selon P. Adams Sitney, le film Meshes of the Afternoon de Maya Deren et Alexander Hammid serait l’œuvre emblématique par laquelle cette avant-garde cinématographique trouverait son commencement (2). Sans entrer dans les détails, disons que se dégagent de ce film d’évidentes influences surréalistes dont la forte dimension onirique, les métaphores sexuelles, les nombreux jeux de miroirs, de répétitions et d’ellipses narratives en sont les avatars les plus remarquables. Aussi se retrouvent-ils dans les premières réalisations de ceux qui furent, comme Maya Deren, les pionniers de cette avant-garde : Sidney Peterson, James Broughton, Kenneth Anger, Grégory Markopoulos, Marie Menken... Et Stan Brakhage.
3.
Dès les premiers films de Brakhage, son appétence pour les phénomènes optiques, les perturbations de la vision, les enjeux liés au regard et au corps – dont le sien –, la régulière présence de plans de mains, de surimpression d’images et de montages synecdotiques sont déjà décelables.
Sans doute Brakhage fut-il l’un des réalisateurs qui prirent le plus conscience de l’étroite relation qu’entretiennent le regard et le corps, qu’entretiennent les yeux et les mains dans l’activité cinématographique.
Car filmer, ou plus exactement faire des films, du moins comme il le faisait, c’est-à-dire caméra au poing mais aussi sans caméra, à coller des fragments de plantes et de phalènes sur la pellicule ou à peindre directement sur elle, signifiait une habile interaction entre le mouvement des mains et celui d’un regard, signifiait aussi un besoin de repenser le cinéma. Il définira les contours de ses ambitions cinématographiques dans un texte à la fois théorique et littéraire titré « Métaphores et vision », publié en 1963 par P. Adams Sitney dans la revue Film Culture que dirigeait Jonas Mekas.
« Imaginons un œil qui ne sait rien des lois de la perspective inventée par l’homme, un œil qui ignore la recomposition logique, un œil qui ne correspond à rien de bien défini, mais qui doit découvrir chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure perceptive [...] Imaginons un monde vivant, peuplé de toutes sortes d’objets incompréhensibles, tremblant dans d’inexplicables et interminables variations de mouvements et de couleurs. Imaginons le monde d’avant “Au commencement était le verbe”. [...] Dès que le sens de la vue est acquis – ce qui semble être inhérent à tout œil d’enfant –, l’œil perd alors son innocence avec bien plus d’évidence qu’aucune autre faculté humaine [...] Mais jamais on ne peut revenir en arrière, même par l’imaginaire. Une fois l’innocence perdue, il n’y a que la connaissance suprême qui puisse faire pencher la balance. C’est pourquoi je suggère qu’il faut rechercher une connaissance autre, étrangère au langage, fondée sur la communication visuelle, qui fasse appel à la conscience optique, qui s’appuie sur la « perception », si l’on rend à ce terme son sens premier ». (3)
Si, en ces lignes – les premières du texte – point le mythe de l’innocence perdue, à l’échec de la reconquête de celle-ci, Brakhage préfère « l’essentialité du mythe, du muthos, c’est-à-dire de la poésie en tant qu’elle peut nous restituer les fondements du vrai », soit « un rapport plus exact aux phénomènes. Pour lui la ressemblance propre à l’enregistrement cinématographique normé n’est qu’une bande infime sur le spectre de l’exactitude : son travail de cinéaste consiste à explorer, à inventer, à révéler les autres fréquences d’images possibles ». (4)
Et pour révéler ces fréquences, Brakhage fit de son corps la membrane autant réceptrice qu’émettrice du monde le parcourant – un monde autant extérieur qu’intérieur, dont une métaphore en serait la pellicule, cette surface sur laquelle viennent se fixer des images sous l’effet de la lumière, et parfois de la main du cinéaste démiurge –, avant que ces mêmes images, sous l’effet de la lumière encore, soient projetées sur un écran ; et qu’un œil – cette obsession brakhagienne – ne les réceptionne à son tour, jusqu’en sa rétine, qui les fixera, avant d’être mises en lumière par les réseaux cérébraux perceptifs et cognitifs du sujet regardant.
4.
En 1970 et 1971, c’est une fois de plus au corps que s’intéressera Brakhage, mais, bien que le sien reste le vecteur de ses perceptions, c’est celui que contrôlent certaines institutions qui sera l’objet de son regard.
Sa trilogie de Pittsburgh, dite « foucaldienne », se compose des films Eyes, Deus Ex et The Act of Seeing With One’s Own Eyes, ayant respectivement la police, l’hôpital et la morgue comme sujet. Une trilogie qui pourrait être complétée d’un quatrième film, réalisé en 1979 : The Governer, sur la vie publique d’un homme politique. Des quatre films, The Act of Seeing With One’s Own Eyes – littéralement : l’acte de voir de ses propres yeux (5) – est incontestablement le plus délicat à appréhender. D’abord par son sujet : des autopsies pratiquées par des médecins légistes dans une morgue de l’Allegheny Coroner’s office (6). Ensuite, l’approche voulue par le cinéaste tend à donner au film un statut ambigu : bien que Brakhage le présentait comme un document, ce qu’il filme ne cherche pas à documenter la pratique des médecins, n’essaye pas d’être un document scientifique ou philosophique.
5.
Si l’on se risque à une possible définition du cinéma – réductrice fatalement, d’autant plus réductrice quand il est question de l’œuvre de Brakhage –, on peut envisager qu’il repose sur un paradoxe : tout en fixant des instants dans une tentative d’éternité, il en fixe l’impossible itération. Le cinéma est en cela un art des fantômes. Ce qui fut filmé, répétable à souhait par la magie du spectacle cinématographique est passé et n’adviendra plus. Au mieux peut-on essayer d’en faire la plus fidèle reconstitution.
Voir un film, de fiction ou documentaire, qu’importe, c’est voir des personnes qui ne sont plus dans l’ici et maintenant de l’image regardée. La caméra capture des instants, les fixe sur un support, et quelques temps plus tard, la projection, dans un souffle épiphanique, nous les rend au présent.
Les vieux films de famille, quelle que soit leur maladresse, sont en cela souvent troublants. Ces lieux, ces visages, ces corps, que l’on sait avoir changé, qui pour certains ont disparu, qui tous disparaitront, mais qui, pourtant, sont là, se meuvent et discutent, et qui, au prochain visionnage, se mouvront et discuteront toujours. The Act of Seeing s’empare de ce paradoxe tout en lui faisant prendre un raccourci : celles et ceux que la caméra filme ne se meuvent plus, ne discutent plus, sont déjà morts. Ils sont des corps sans vie, allongés sur des tables de dissection. Autour d’eux, quelques vivants cependant : les médecins légistes au travail.
6.
Filmer « la mort », rien de bien nouveau sous le soleil du projecteur. Qu’elle soit feinte ou réelle, le cinéma s’en est emparé depuis ses débuts : parce qu’il est un art de fantômes, parce qu’elle figure l’irreprésentable, parce que l’histoire du XXème siècle, avec sa production de cadavres à la chaine, immortalisés par des caméras du monde entier, aura grandement participé de la banalisation des images macabres.
Le malaise que provoque le film de Brakhage – qui le rend si peu banal – repose sur un memento mori dont l’apparition advient sous la férule de la science. Il y a malaise parce que les autopsies auxquelles le film nous fait assister dans un silence total (7) n’ont pas, a priori, à être vues en dehors d’un cadre scientifique et médical.
A priori, parce que, certainement, le cinéma tire aussi sa légitimité à être un témoin de son époque. A priori, parce que science et cinéma ont toujours cohabité, et pas seulement par la prouesse technique que représente l’invention des Lumière. Déjà les objets proto-cinématographiques agençaient innovations mécaniques et illusions d’optiques. D’abord les lanternes magiques produites depuis le XVIIe siècle, puis les jouets optiques que concevaient des hommes de science tel le physicien Joseph Plateau, inventeur du Phénakistiscope, en 1833, ou le mathématicien William George Horner, inventeur du Zootrope un an plus tard. Déjà les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey et d’Eadweard Muybridge étaient concomitamment des outils scientifiques et des œuvres d’art. Marey était d’abord physiologiste avant que son nom ne soit associé à la photographie et aux prémisses du cinématographe. À l’inverse, Muybridge était d’abord photographe, et si aux yeux de l’histoire il l’est resté, ses travaux sur la locomotion humaine et animale suscitèrent l’intérêt d’une partie de la communauté scientifique de l’époque. À ces deux noms, souvent associés, peuvent entre autres s’ajouter ceux de Georges Deménÿ et son étude sur la locomotion humaine dans les cas pathologiques, de Wilhelm Braune et Otto Fischer, respectivement anatomiste et physicien, dont le projet chronophotographique tridimensionnel sur la marche de l’homme rappelle, avant l’heure, le futurisme italien.
En 1896, soit l’année qui suivit les débuts du cinématographe, le docteur Eugène-Louis Doyen réalisait une soixantaine de films de ses opérations. « C’est, semble-t-il, le premier chirurgien à avoir utilisé le cinéma pour faire connaître ses techniques opératoires. [...] La première projection officielle de ses films eut lieu à la réunion de l’Association médicale britannique, à Édimbourg, le 29 juillet 1898. Il s’agissait alors de présenter le cinématographe comme un instrument de vulgarisation et d’enseignement de la technique opératoire à partir de trois bandes : une table d’opération de sa conception, une hystérectomie abdominale et une craniectomie » (8). Il continuera les années suivantes à filmer diverses opérations. Spectacle répugnant et éthiquement douteux pour certains, fascinant et beau pour d’autres.
The Act of Seeing est précisément dans cet entredeux, entre fascination et répulsion, épouvante et beauté. Et plus les médecins légistes révèlent l’intérieur des corps, plus les talents de coloriste du cinéaste se révèlent eux aussi. En cela Brakhage entretient une filiation avec « l’invention et le développement d’une conception moderne de l’anatomie [...] rigoureusement contemporain de l’exaltation de la beauté et de l’érotisation du corps humain (qu’il soit masculin ou féminin), mais ce sont parfois les mêmes artistes qui jouent un rôle majeur à l’origine de ce double processus [...] On pense bien sûr à Titien qui, au moment où il peint la Vénus d’Urbin, dessine vraisemblablement certaines des planches anatomiques ensuite gravées sur bois pour illustrer le De humani corporis fabrica publié par André Vésale à Bâle, en 1543 » (9).
Si la Fabrica de Vésale constitue l’ouvrage de référence des représentations anatomiques, ce sont avec les estampes du projet de Myologie complette en couleur et grandeur naturelle (1746) de Jacques-Fabien Gautier d’Agoty que le film de Brakhage tisse les plus notoires correspondances. La Femme vue de dos, disséquée de la nuque au sacrum, de la planche n°XIV, rendue célèbre par les surréalistes qui la nommèrent « l’Ange anatomique », cette « jolie femme aux épaules nues ou plutôt dénudées, avec la peau rabattue sur les côtés », selon les mots de Jacques Prévert, trouve une sœur durant quelques secondes, quand un plan du film fixe une femme allongée sur le dos, ouverte du menton au pubis, ses côtes déployées comme deux mâchoires tournées vers le ciel.
Les illustrations de Vésale, comme celles, moins précises, de Charles Estienne, ou encore les immenses planches en quatre couleurs de Gautier d’Agoty, représentent leurs écorchés et squelettes en des poses artistiques qui entremêlent vie et mort. Une « mise en scène figurative [qui] met au contraire en valeur ce qui peut suggérer que le corps n’est pas un “objet scientifique” indifférent, que l’être humain est indissociable de son corps » (10). Bien qu’héritier de ces représentations, The Act of Seeing ne s’embarrasse pas de pareilles mises en scène. Si « l’écorché du traité de Vésale est déjà un mort-vivant » (11), ici, entre vivants et morts, aucun doute sur l’attribution des rôles. La dissociation de l’être humain et de son corps en serait-elle pour autant facilitée ?
7.
Devant les yeux et la caméra du cinéaste, des hommes travaillent. Ils touchent, palpent, mesurent, constatent l’état de rigidité des corps et en observent les lividités, leur ouvrent le crâne, décollent le cuir chevelu pour voir la calotte crânienne et extraire l’encéphale, qu’ils pèsent, qu’ils découpent. Alors ils ouvrent l’abdomen par une incision mento-sus-pubienne, décollent la peau et laissent apparaître les structures sous-jacentes. Puis ouvrent le plastron sterno-costal, décollent le plastron des structures thoraciques, observent si les organes thoraciques sont en place, regardent les cavités pleurales, pratiquent un prélèvement toxicologique de sang cardiaque, extraient les blocs laryngé et cœur poumons, coupent au niveau de l’œsophage et de l’aorte thoracique descendante, séparent les poumons du cœur, prélèvent différents fluides, observent chaque organe, les pèsent, les découpent, les isolent parfois dans des bocaux, et enfin déposent les organes restants dans un grand sac qu’ils placent dans la cage thoracique.
Tout cela, Brakhage le filme, passant de cadavre en cadavre, d’autopsie en autopsie, relativement indifférent à l’ordre des opérations. Ce qu’il ne filme pas, et qui devient comme un hors champ, c’est le début et la fin du processus. Il ne filme pas l’arrivée des corps, il n’informe pas sur les circonstances de la découverte des cadavres ni sur celles du décès. Pas plus qu’il ne filme, une fois les autopsies pratiquées, la restauration tégumentaire des corps. Si, dans une exclusive préoccupation formelle, cette absence peut ne poser aucun problème, elle soustrait des informations nécessaires à la compréhension de la pratique médicolégale (12).
Le projet du film repose, certes, sur l’observation d’une institution exerçant un contrôle sur des corps – ceux des morts en l’occurrence ; pourtant, les agissements des praticiens n’échappent pas à une autre forme de contrôle : celle que leur impose le cadre de leur profession, un cadre scientifique et déontologique, qui relève du travail de l’historien, et qui consiste à faire « parler » des corps sans vie, à comprendre ce que leur peau, leur ossature, leurs organes, leurs fluides dévoilent de leur passé. De la justesse de leur travail peut dépendre la résolution d’une enquête et la découverte de certaines vérités.
D’une certaine façon, si le film a un début et une fin, ils ne correspondent pas à ceux de la pratique médicolégale, pas davantage que les vérités recherchées par les médecins ne correspondent à celles recherchées par le cinéaste.
Brakhage explique avoir passé presque dix jours à filmer à peu près mille mètres de pellicule qui l’auront profondément transformé dans ce qui fut sa « plus horrible expérience filmique », le faisant cauchemarder tous les soirs et prendre réellement conscience de sa peur de la mort (13). De la dizaine de jours passés dans la morgue, près d’une heure et demie d’images, à laquelle correspondent les mille mètres de pellicule, aura été enregistrée par la caméra du cinéaste. Une fois monté, le film n’en conservera que trois cent cinquante et un mètres, soient trente-deux minutes. Or, ces trente-deux minutes résultent d’un montage par soustraction consistant à supprimer les images inopportunes sans bousculer la chronologie des événements filmés. Ne pas avoir scrupuleusement respecté le « rituel » des médecins ne peut l’avoir été par négligence. Brakhage cherchait autre chose. En adéquation avec le reste de sa filmographie, il cherchait une expérience sensible de laquelle allait éclore ce qu’il ne savait pas encore être venu chercher. Une quête personnelle, donc. Le choix d’un montage soustractif et néanmoins chronologique confirme la singulière recherche d’un cinéaste qui adresse au spectateur un regard à la première personne du singulier.
8.
Emmanuelle André précise qu’à « la sortie du film, au printemps 1973, le critique américain Daniel H. Levoff notait dans un numéro de Film Culture la présence des mains comme leitmotiv structurel du film, pour dire la vie qui vibre par delà les gestes de l’autopsie » (14). Cette présence insistante lui suggère l’expression de « main oculaire », déclinaison de la scienza nuova de la Renaissance selon laquelle « il faut vérifier manuellement ce que l’on voit et conduire la vision par le geste. La main est donc un instrument de la vue, les outils en sont le prolongement » (15). Ainsi précise-t-elle qu’ « avec le film de Brakhage, voir devient un acte qui hérite de la pratique chirurgicale, au sens que lui a donné l’histoire visuelle : une opération manuelle, qui ouvre au champ infini des textures et des couleurs, non plus reliées par le pacte de l’analogie à la ressemblance au monde, mais logées au plus profond de la dissonance humaine » (16).
Une main tenant la crosse de sa caméra, l’autre manipulant l’objectif, Brakhage cadre, décadre, recadre, semble continûment chercher à comprendre ce qu’il a sous les yeux. Contrairement aux gestes sûrs, presque répétitifs des médecins, les siens paraissent incertains, presque tremblants. Ses plans ne durent jamais plus de quelques secondes. Il cherche et construit une vision morcelée, en miroir des corps autopsiés et progressivement désorganisés, mués en multiples résidus, en taches de couleurs, en formes sculpturales. Si l’anatomie des morts est abondamment scrutée, leurs visages sont toujours décadrés. Moins pour préserver un anonymat – bien que le cinéaste prétende le contraire, certains plans seraient beaucoup trop explicites pour cela – que par la nécessité cinématographique à trouver la juste distance au sujet filmé. Les visages qui apparaissent dans le premier tiers du film ont la plupart du temps les yeux ouverts. Possible négatif de ceux du cinéaste ? Un négatif lourd de sens quand on se dit que Stan Brakhage, qui accordait tellement d’importance à la pulsation cinématographique, 16, 24 – autant de fois par seconde que le mécanisme le permet, quitte à malmener ce même mécanisme –, qui affirmait que l’œil « tremble continuellement au rythme de notre cœur, de notre marche, de notre respiration, au rythme de tout ce qui advient, de chacun de nos mouvements » a choisi de consacrer son regard à des corps dont le cœur a cessé de battre, dont les paupières ne clignent plus. Des yeux restés ouverts que la lumière pénètre certes encore, mais pour être fixée nulle part. Des yeux sans regard.
À l’absence de regard des morts, vient se greffer, dans un dernier plan venant suturer le film, la parole muette d’un des médecins. Debout, dans une pièce désormais vide, ce qu’il enregistre reste inaudible. La rationalité suppose qu’il s’agit du rapport d’autopsie. Pourtant, ce silence résonne comme une impossibilité à poser des mots sur ces images. L’acte de voir de ses propres yeux implique une sidération. Mais aussi une affirmation : voir avant tout, voir à tout prix, au risque de franchir le Rubicon du voyeurisme. « Filmer une institution exerçant un contrôle sur des corps » devient un prétexte, ou plus précisément un texte qui vient avant l’image et que l’image dépasse.
Hollis Frampton, dans une lettre adressée à Stan Brakhage, écrivait à propos du film qu’en ce lieu, la morgue, « la vie est chérie, parce qu’aucun de nous ne peut mourir sans que nous ne sachions exactement pourquoi », et qu’avec ce film « notre vague cauchemar de mortalité acquiert le nom et les visages des autres » (17).
En plus d’être un art du fantôme, le cinéma est un art de la mimésis. Frampton a raison. Ce qui est terrifiant dans le film de Brakhage – ce qui le rend tellement important –, c’est sa capacité à nous permettre de nous projeter en ses images, terrifiés par ce qui nous relie à ces corps qui furent des personnes, mais aussi à celles qui les autopsient. Ce qui nous relie n’est pas tant une appartenance au genre humain qu’un partage de ce que le film figure doublement : la mort et l’impossibilité de sa représentation univoque. C’est pourquoi, contrairement aux apparences, The Act of Seeing With One’s Own Eyes n’est pas tant un film sur la mort qu’un film sur la mise en butée du regard. Aussi, cet « acte de voir de ses propres yeux » ne pouvait-il être d’abord un document scientifique, pas plus qu’il ne pouvait être d’abord philosophique. Il devait se perdre dans les méandres de l’art, dans ce que l’art peut avoir de si singulier et précieux, cette capacité à faire vaciller le regard tout en laissant une part d’insu.
1.
Quand les frères Lumière commençaient à arpenter le monde avec le tout nouveau cinématographe, leurs « vues » – ainsi désignaient-ils leurs films – étaient tournées par ce qu’ils nommaient alors des opérateurs. Dans le vocabulaire naissant qui accompagnait leur invention, ce mot – opérateur – tirait son origine d’un champ lexical a priori bien éloigné des 16 images/seconde qui permettaient de fixer la vie dans son mouvement. Un opérateur, c’était d’abord un chirurgien, quelqu’un qui, à l’aide d’outils divers, observait, ouvrait et pénétrait des corps dans l’intention de les guérir et de faire progresser la science. Médecine et cinéma seraient donc liés, au moins dans un partage du vocabulaire. Et peut-être davantage quand on pense aux travaux qu’Auguste Lumière consacra à la tuberculose, au cancer, à la pharmacodynamie, aux nombreux médicaments dont il fit la découverte. Quand on sait qu’en 1914, désireux de participer à l’effort de guerre, il fut nommé, à sa demande, responsable du service radiographique de l’Hôtel-Dieu ; qu’il fut encore l’inventeur du tulle gras et qu’il mit au point une pince-main articulée destinée à aider les mutilés. Et surtout, quand on se souvient qu’il « refusait de vendre sa caméra à Méliès sous le prétexte qu’il ne s’agissait que d’une curiosité technique utile tout au plus pour les médecins ». (1)
2.
Observer, toucher, ausculter, prendre le pouls du monde aura été l’un des enjeux du réalisateur américain Stan Brakhage, né le 14 janvier 1933 et décédé le 9 mars 2003. Une filmographie riche de quelques quatre cents films expérimentant le cinéma dans sa singularité à être une machine de vision propice à saisir la vie dans sa fugacité, mais aussi, pour paraphraser une bien célèbre phrase du peintre Paul Klee, un art qui rend visible.
Brakhage commence à filmer en 1952, quelques années donc après ce que l’historien du cinéma P. Adams Sitney nomme le cinéma visionnaire, c’est-à-dire une avant-garde cinématographique américaine, héritière de la tradition romantique anglo-saxonne et née sous l’influence d’expérimentations artistiques, formelles et théoriques, accomplies en Europe, parmi lesquelles l’expressionnisme allemand, le constructivisme russe, Dada et le surréalisme laissèrent les traces les plus pérennes. Des films tels que Le cabinet du Docteur Caligary (1919) de Robert Wiene, Le Cuirassé Potemkine (1925) de S.M Eisenstein, L’étoile de mer (1928) de Man Ray, Le sang d’un poète (1930) de Jean Cocteau, Entr’Acte (1924) de René Clair et Francis Picabia, et bien sûr Le chien Andalou (1929) de Luis Buñuel et Salvadore Dali figurent au rang de ce qui allait construire la rampe de lancement d’un cinéma qui, tout en se développant majoritairement sur le territoire étasunien, était décidé à évoluer en dehors des normes imposées par Hollywood. Toujours selon P. Adams Sitney, le film Meshes of the Afternoon de Maya Deren et Alexander Hammid serait l’œuvre emblématique par laquelle cette avant-garde cinématographique trouverait son commencement (2). Sans entrer dans les détails, disons que se dégagent de ce film d’évidentes influences surréalistes dont la forte dimension onirique, les métaphores sexuelles, les nombreux jeux de miroirs, de répétitions et d’ellipses narratives en sont les avatars les plus remarquables. Aussi se retrouvent-ils dans les premières réalisations de ceux qui furent, comme Maya Deren, les pionniers de cette avant-garde : Sidney Peterson, James Broughton, Kenneth Anger, Grégory Markopoulos, Marie Menken... Et Stan Brakhage.
3.
Dès les premiers films de Brakhage, son appétence pour les phénomènes optiques, les perturbations de la vision, les enjeux liés au regard et au corps – dont le sien –, la régulière présence de plans de mains, de surimpression d’images et de montages synecdotiques sont déjà décelables.
Sans doute Brakhage fut-il l’un des réalisateurs qui prirent le plus conscience de l’étroite relation qu’entretiennent le regard et le corps, qu’entretiennent les yeux et les mains dans l’activité cinématographique.
Car filmer, ou plus exactement faire des films, du moins comme il le faisait, c’est-à-dire caméra au poing mais aussi sans caméra, à coller des fragments de plantes et de phalènes sur la pellicule ou à peindre directement sur elle, signifiait une habile interaction entre le mouvement des mains et celui d’un regard, signifiait aussi un besoin de repenser le cinéma. Il définira les contours de ses ambitions cinématographiques dans un texte à la fois théorique et littéraire titré « Métaphores et vision », publié en 1963 par P. Adams Sitney dans la revue Film Culture que dirigeait Jonas Mekas.
« Imaginons un œil qui ne sait rien des lois de la perspective inventée par l’homme, un œil qui ignore la recomposition logique, un œil qui ne correspond à rien de bien défini, mais qui doit découvrir chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure perceptive [...] Imaginons un monde vivant, peuplé de toutes sortes d’objets incompréhensibles, tremblant dans d’inexplicables et interminables variations de mouvements et de couleurs. Imaginons le monde d’avant “Au commencement était le verbe”. [...] Dès que le sens de la vue est acquis – ce qui semble être inhérent à tout œil d’enfant –, l’œil perd alors son innocence avec bien plus d’évidence qu’aucune autre faculté humaine [...] Mais jamais on ne peut revenir en arrière, même par l’imaginaire. Une fois l’innocence perdue, il n’y a que la connaissance suprême qui puisse faire pencher la balance. C’est pourquoi je suggère qu’il faut rechercher une connaissance autre, étrangère au langage, fondée sur la communication visuelle, qui fasse appel à la conscience optique, qui s’appuie sur la « perception », si l’on rend à ce terme son sens premier ». (3)
Si, en ces lignes – les premières du texte – point le mythe de l’innocence perdue, à l’échec de la reconquête de celle-ci, Brakhage préfère « l’essentialité du mythe, du muthos, c’est-à-dire de la poésie en tant qu’elle peut nous restituer les fondements du vrai », soit « un rapport plus exact aux phénomènes. Pour lui la ressemblance propre à l’enregistrement cinématographique normé n’est qu’une bande infime sur le spectre de l’exactitude : son travail de cinéaste consiste à explorer, à inventer, à révéler les autres fréquences d’images possibles ». (4)
Et pour révéler ces fréquences, Brakhage fit de son corps la membrane autant réceptrice qu’émettrice du monde le parcourant – un monde autant extérieur qu’intérieur, dont une métaphore en serait la pellicule, cette surface sur laquelle viennent se fixer des images sous l’effet de la lumière, et parfois de la main du cinéaste démiurge –, avant que ces mêmes images, sous l’effet de la lumière encore, soient projetées sur un écran ; et qu’un œil – cette obsession brakhagienne – ne les réceptionne à son tour, jusqu’en sa rétine, qui les fixera, avant d’être mises en lumière par les réseaux cérébraux perceptifs et cognitifs du sujet regardant.
4.
En 1970 et 1971, c’est une fois de plus au corps que s’intéressera Brakhage, mais, bien que le sien reste le vecteur de ses perceptions, c’est celui que contrôlent certaines institutions qui sera l’objet de son regard.
Sa trilogie de Pittsburgh, dite « foucaldienne », se compose des films Eyes, Deus Ex et The Act of Seeing With One’s Own Eyes, ayant respectivement la police, l’hôpital et la morgue comme sujet. Une trilogie qui pourrait être complétée d’un quatrième film, réalisé en 1979 : The Governer, sur la vie publique d’un homme politique. Des quatre films, The Act of Seeing With One’s Own Eyes – littéralement : l’acte de voir de ses propres yeux (5) – est incontestablement le plus délicat à appréhender. D’abord par son sujet : des autopsies pratiquées par des médecins légistes dans une morgue de l’Allegheny Coroner’s office (6). Ensuite, l’approche voulue par le cinéaste tend à donner au film un statut ambigu : bien que Brakhage le présentait comme un document, ce qu’il filme ne cherche pas à documenter la pratique des médecins, n’essaye pas d’être un document scientifique ou philosophique.
5.
Si l’on se risque à une possible définition du cinéma – réductrice fatalement, d’autant plus réductrice quand il est question de l’œuvre de Brakhage –, on peut envisager qu’il repose sur un paradoxe : tout en fixant des instants dans une tentative d’éternité, il en fixe l’impossible itération. Le cinéma est en cela un art des fantômes. Ce qui fut filmé, répétable à souhait par la magie du spectacle cinématographique est passé et n’adviendra plus. Au mieux peut-on essayer d’en faire la plus fidèle reconstitution.
Voir un film, de fiction ou documentaire, qu’importe, c’est voir des personnes qui ne sont plus dans l’ici et maintenant de l’image regardée. La caméra capture des instants, les fixe sur un support, et quelques temps plus tard, la projection, dans un souffle épiphanique, nous les rend au présent.
Les vieux films de famille, quelle que soit leur maladresse, sont en cela souvent troublants. Ces lieux, ces visages, ces corps, que l’on sait avoir changé, qui pour certains ont disparu, qui tous disparaitront, mais qui, pourtant, sont là, se meuvent et discutent, et qui, au prochain visionnage, se mouvront et discuteront toujours. The Act of Seeing s’empare de ce paradoxe tout en lui faisant prendre un raccourci : celles et ceux que la caméra filme ne se meuvent plus, ne discutent plus, sont déjà morts. Ils sont des corps sans vie, allongés sur des tables de dissection. Autour d’eux, quelques vivants cependant : les médecins légistes au travail.
6.
Filmer « la mort », rien de bien nouveau sous le soleil du projecteur. Qu’elle soit feinte ou réelle, le cinéma s’en est emparé depuis ses débuts : parce qu’il est un art de fantômes, parce qu’elle figure l’irreprésentable, parce que l’histoire du XXème siècle, avec sa production de cadavres à la chaine, immortalisés par des caméras du monde entier, aura grandement participé de la banalisation des images macabres.
Le malaise que provoque le film de Brakhage – qui le rend si peu banal – repose sur un memento mori dont l’apparition advient sous la férule de la science. Il y a malaise parce que les autopsies auxquelles le film nous fait assister dans un silence total (7) n’ont pas, a priori, à être vues en dehors d’un cadre scientifique et médical.
A priori, parce que, certainement, le cinéma tire aussi sa légitimité à être un témoin de son époque. A priori, parce que science et cinéma ont toujours cohabité, et pas seulement par la prouesse technique que représente l’invention des Lumière. Déjà les objets proto-cinématographiques agençaient innovations mécaniques et illusions d’optiques. D’abord les lanternes magiques produites depuis le XVIIe siècle, puis les jouets optiques que concevaient des hommes de science tel le physicien Joseph Plateau, inventeur du Phénakistiscope, en 1833, ou le mathématicien William George Horner, inventeur du Zootrope un an plus tard. Déjà les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey et d’Eadweard Muybridge étaient concomitamment des outils scientifiques et des œuvres d’art. Marey était d’abord physiologiste avant que son nom ne soit associé à la photographie et aux prémisses du cinématographe. À l’inverse, Muybridge était d’abord photographe, et si aux yeux de l’histoire il l’est resté, ses travaux sur la locomotion humaine et animale suscitèrent l’intérêt d’une partie de la communauté scientifique de l’époque. À ces deux noms, souvent associés, peuvent entre autres s’ajouter ceux de Georges Deménÿ et son étude sur la locomotion humaine dans les cas pathologiques, de Wilhelm Braune et Otto Fischer, respectivement anatomiste et physicien, dont le projet chronophotographique tridimensionnel sur la marche de l’homme rappelle, avant l’heure, le futurisme italien.
En 1896, soit l’année qui suivit les débuts du cinématographe, le docteur Eugène-Louis Doyen réalisait une soixantaine de films de ses opérations. « C’est, semble-t-il, le premier chirurgien à avoir utilisé le cinéma pour faire connaître ses techniques opératoires. [...] La première projection officielle de ses films eut lieu à la réunion de l’Association médicale britannique, à Édimbourg, le 29 juillet 1898. Il s’agissait alors de présenter le cinématographe comme un instrument de vulgarisation et d’enseignement de la technique opératoire à partir de trois bandes : une table d’opération de sa conception, une hystérectomie abdominale et une craniectomie » (8). Il continuera les années suivantes à filmer diverses opérations. Spectacle répugnant et éthiquement douteux pour certains, fascinant et beau pour d’autres.
The Act of Seeing est précisément dans cet entredeux, entre fascination et répulsion, épouvante et beauté. Et plus les médecins légistes révèlent l’intérieur des corps, plus les talents de coloriste du cinéaste se révèlent eux aussi. En cela Brakhage entretient une filiation avec « l’invention et le développement d’une conception moderne de l’anatomie [...] rigoureusement contemporain de l’exaltation de la beauté et de l’érotisation du corps humain (qu’il soit masculin ou féminin), mais ce sont parfois les mêmes artistes qui jouent un rôle majeur à l’origine de ce double processus [...] On pense bien sûr à Titien qui, au moment où il peint la Vénus d’Urbin, dessine vraisemblablement certaines des planches anatomiques ensuite gravées sur bois pour illustrer le De humani corporis fabrica publié par André Vésale à Bâle, en 1543 » (9).
Si la Fabrica de Vésale constitue l’ouvrage de référence des représentations anatomiques, ce sont avec les estampes du projet de Myologie complette en couleur et grandeur naturelle (1746) de Jacques-Fabien Gautier d’Agoty que le film de Brakhage tisse les plus notoires correspondances. La Femme vue de dos, disséquée de la nuque au sacrum, de la planche n°XIV, rendue célèbre par les surréalistes qui la nommèrent « l’Ange anatomique », cette « jolie femme aux épaules nues ou plutôt dénudées, avec la peau rabattue sur les côtés », selon les mots de Jacques Prévert, trouve une sœur durant quelques secondes, quand un plan du film fixe une femme allongée sur le dos, ouverte du menton au pubis, ses côtes déployées comme deux mâchoires tournées vers le ciel.
Les illustrations de Vésale, comme celles, moins précises, de Charles Estienne, ou encore les immenses planches en quatre couleurs de Gautier d’Agoty, représentent leurs écorchés et squelettes en des poses artistiques qui entremêlent vie et mort. Une « mise en scène figurative [qui] met au contraire en valeur ce qui peut suggérer que le corps n’est pas un “objet scientifique” indifférent, que l’être humain est indissociable de son corps » (10). Bien qu’héritier de ces représentations, The Act of Seeing ne s’embarrasse pas de pareilles mises en scène. Si « l’écorché du traité de Vésale est déjà un mort-vivant » (11), ici, entre vivants et morts, aucun doute sur l’attribution des rôles. La dissociation de l’être humain et de son corps en serait-elle pour autant facilitée ?
7.
Devant les yeux et la caméra du cinéaste, des hommes travaillent. Ils touchent, palpent, mesurent, constatent l’état de rigidité des corps et en observent les lividités, leur ouvrent le crâne, décollent le cuir chevelu pour voir la calotte crânienne et extraire l’encéphale, qu’ils pèsent, qu’ils découpent. Alors ils ouvrent l’abdomen par une incision mento-sus-pubienne, décollent la peau et laissent apparaître les structures sous-jacentes. Puis ouvrent le plastron sterno-costal, décollent le plastron des structures thoraciques, observent si les organes thoraciques sont en place, regardent les cavités pleurales, pratiquent un prélèvement toxicologique de sang cardiaque, extraient les blocs laryngé et cœur poumons, coupent au niveau de l’œsophage et de l’aorte thoracique descendante, séparent les poumons du cœur, prélèvent différents fluides, observent chaque organe, les pèsent, les découpent, les isolent parfois dans des bocaux, et enfin déposent les organes restants dans un grand sac qu’ils placent dans la cage thoracique.
Tout cela, Brakhage le filme, passant de cadavre en cadavre, d’autopsie en autopsie, relativement indifférent à l’ordre des opérations. Ce qu’il ne filme pas, et qui devient comme un hors champ, c’est le début et la fin du processus. Il ne filme pas l’arrivée des corps, il n’informe pas sur les circonstances de la découverte des cadavres ni sur celles du décès. Pas plus qu’il ne filme, une fois les autopsies pratiquées, la restauration tégumentaire des corps. Si, dans une exclusive préoccupation formelle, cette absence peut ne poser aucun problème, elle soustrait des informations nécessaires à la compréhension de la pratique médicolégale (12).
Le projet du film repose, certes, sur l’observation d’une institution exerçant un contrôle sur des corps – ceux des morts en l’occurrence ; pourtant, les agissements des praticiens n’échappent pas à une autre forme de contrôle : celle que leur impose le cadre de leur profession, un cadre scientifique et déontologique, qui relève du travail de l’historien, et qui consiste à faire « parler » des corps sans vie, à comprendre ce que leur peau, leur ossature, leurs organes, leurs fluides dévoilent de leur passé. De la justesse de leur travail peut dépendre la résolution d’une enquête et la découverte de certaines vérités.
D’une certaine façon, si le film a un début et une fin, ils ne correspondent pas à ceux de la pratique médicolégale, pas davantage que les vérités recherchées par les médecins ne correspondent à celles recherchées par le cinéaste.
Brakhage explique avoir passé presque dix jours à filmer à peu près mille mètres de pellicule qui l’auront profondément transformé dans ce qui fut sa « plus horrible expérience filmique », le faisant cauchemarder tous les soirs et prendre réellement conscience de sa peur de la mort (13). De la dizaine de jours passés dans la morgue, près d’une heure et demie d’images, à laquelle correspondent les mille mètres de pellicule, aura été enregistrée par la caméra du cinéaste. Une fois monté, le film n’en conservera que trois cent cinquante et un mètres, soient trente-deux minutes. Or, ces trente-deux minutes résultent d’un montage par soustraction consistant à supprimer les images inopportunes sans bousculer la chronologie des événements filmés. Ne pas avoir scrupuleusement respecté le « rituel » des médecins ne peut l’avoir été par négligence. Brakhage cherchait autre chose. En adéquation avec le reste de sa filmographie, il cherchait une expérience sensible de laquelle allait éclore ce qu’il ne savait pas encore être venu chercher. Une quête personnelle, donc. Le choix d’un montage soustractif et néanmoins chronologique confirme la singulière recherche d’un cinéaste qui adresse au spectateur un regard à la première personne du singulier.
8.
Emmanuelle André précise qu’à « la sortie du film, au printemps 1973, le critique américain Daniel H. Levoff notait dans un numéro de Film Culture la présence des mains comme leitmotiv structurel du film, pour dire la vie qui vibre par delà les gestes de l’autopsie » (14). Cette présence insistante lui suggère l’expression de « main oculaire », déclinaison de la scienza nuova de la Renaissance selon laquelle « il faut vérifier manuellement ce que l’on voit et conduire la vision par le geste. La main est donc un instrument de la vue, les outils en sont le prolongement » (15). Ainsi précise-t-elle qu’ « avec le film de Brakhage, voir devient un acte qui hérite de la pratique chirurgicale, au sens que lui a donné l’histoire visuelle : une opération manuelle, qui ouvre au champ infini des textures et des couleurs, non plus reliées par le pacte de l’analogie à la ressemblance au monde, mais logées au plus profond de la dissonance humaine » (16).
Une main tenant la crosse de sa caméra, l’autre manipulant l’objectif, Brakhage cadre, décadre, recadre, semble continûment chercher à comprendre ce qu’il a sous les yeux. Contrairement aux gestes sûrs, presque répétitifs des médecins, les siens paraissent incertains, presque tremblants. Ses plans ne durent jamais plus de quelques secondes. Il cherche et construit une vision morcelée, en miroir des corps autopsiés et progressivement désorganisés, mués en multiples résidus, en taches de couleurs, en formes sculpturales. Si l’anatomie des morts est abondamment scrutée, leurs visages sont toujours décadrés. Moins pour préserver un anonymat – bien que le cinéaste prétende le contraire, certains plans seraient beaucoup trop explicites pour cela – que par la nécessité cinématographique à trouver la juste distance au sujet filmé. Les visages qui apparaissent dans le premier tiers du film ont la plupart du temps les yeux ouverts. Possible négatif de ceux du cinéaste ? Un négatif lourd de sens quand on se dit que Stan Brakhage, qui accordait tellement d’importance à la pulsation cinématographique, 16, 24 – autant de fois par seconde que le mécanisme le permet, quitte à malmener ce même mécanisme –, qui affirmait que l’œil « tremble continuellement au rythme de notre cœur, de notre marche, de notre respiration, au rythme de tout ce qui advient, de chacun de nos mouvements » a choisi de consacrer son regard à des corps dont le cœur a cessé de battre, dont les paupières ne clignent plus. Des yeux restés ouverts que la lumière pénètre certes encore, mais pour être fixée nulle part. Des yeux sans regard.
À l’absence de regard des morts, vient se greffer, dans un dernier plan venant suturer le film, la parole muette d’un des médecins. Debout, dans une pièce désormais vide, ce qu’il enregistre reste inaudible. La rationalité suppose qu’il s’agit du rapport d’autopsie. Pourtant, ce silence résonne comme une impossibilité à poser des mots sur ces images. L’acte de voir de ses propres yeux implique une sidération. Mais aussi une affirmation : voir avant tout, voir à tout prix, au risque de franchir le Rubicon du voyeurisme. « Filmer une institution exerçant un contrôle sur des corps » devient un prétexte, ou plus précisément un texte qui vient avant l’image et que l’image dépasse.
Hollis Frampton, dans une lettre adressée à Stan Brakhage, écrivait à propos du film qu’en ce lieu, la morgue, « la vie est chérie, parce qu’aucun de nous ne peut mourir sans que nous ne sachions exactement pourquoi », et qu’avec ce film « notre vague cauchemar de mortalité acquiert le nom et les visages des autres » (17).
En plus d’être un art du fantôme, le cinéma est un art de la mimésis. Frampton a raison. Ce qui est terrifiant dans le film de Brakhage – ce qui le rend tellement important –, c’est sa capacité à nous permettre de nous projeter en ses images, terrifiés par ce qui nous relie à ces corps qui furent des personnes, mais aussi à celles qui les autopsient. Ce qui nous relie n’est pas tant une appartenance au genre humain qu’un partage de ce que le film figure doublement : la mort et l’impossibilité de sa représentation univoque. C’est pourquoi, contrairement aux apparences, The Act of Seeing With One’s Own Eyes n’est pas tant un film sur la mort qu’un film sur la mise en butée du regard. Aussi, cet « acte de voir de ses propres yeux » ne pouvait-il être d’abord un document scientifique, pas plus qu’il ne pouvait être d’abord philosophique. Il devait se perdre dans les méandres de l’art, dans ce que l’art peut avoir de si singulier et précieux, cette capacité à faire vaciller le regard tout en laissant une part d’insu.
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