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In étoilements n°7, juin 2009

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Topographie du temps qui passe

In étoilements n°4, septembre 2008

La tâche aveugle de Mekas

Par Fabrice Lauterjung

Essai publié dans L'art comme expérience, Collection "Beautés", Lienart éditions, 2010

Par Fabrice Lauterjung

Essai publié dans L'art comme expérience, Collection "Beautés", Lienart éditions, 2010

1.
Il y a quelques années, je filmais en super-huit l’arrivée d’un TGV en gare de la Part Dieu, à Lyon. Je savais seulement que ce plan devait être le premier d’un film dont j’ignorais encore tout sinon qu’il s’agirait d’un exercice formel ayant la narration comme sujet, plus exactement ce qui l’articule. Conscient de commencer quelque chose de nouveau, que je sais rétrospectivement avoir été déterminant dans ce qui allait former ma filmographie future, accrocher un travail en devenir à l’un des plans les plus célèbres et fondateurs de l’histoire du cinéma n’était certes pas un geste innocent. De « l’entrée d’un train en gare de la Ciotat » des frères Lumière, il ne me restait qu’un souvenir évaporé. Quand le TGV est arrivé, je cadrais la voie ferrée à gauche sur laquelle il s’avançait lentement, prêt à s’arrêter, la locomotive d’abord, de plus en plus grande jusqu’à sortir du cadre, suivie de quelques wagons. À droite, une portion de quai avec des personnes debout, certaines immobiles, d’autres en mouvement, futurs passagers vraisemblablement. Un peu plus d’un siècle, deux gares différentes, deux trains technologiquement incomparables et des badauds dont les tenues vestimentaires divergent nettement séparent les deux films, et pourtant, même cadrage. Ma rétine due avoir été suffisamment impressionnée pour que, ce qui devait n’être qu’un clin d’œil soit l’instinctive redite de sa référence.
Je montais dans le train, en direction de Paris. Mon film se poursuivait par des vues s’accélérant en des plans de plus en plus courts jusqu’à se restreindre à des photogrammes enchaînés dépareillés, comme une succession de photographies prises en des lieux divers, mises bout à bout et projetées à la cadence du cinématographe. Les heurts visuels qui en résultaient créaient de conséquentes accélérations narratives. Il s’agissait de détourner la fonction usuellement assignée à une caméra : fixer du mouvement, du moins son illusion, obtenue par l’enregistrement d’images formellement très proches qui, dans leur défilement, suggèrent une continuité. Le film continuait en une sorte de flânerie parisienne, alternant les séquences « heurtées », faites d’enchaînements de photogrammes significativement distincts les uns des autres donc, et de séquences « de repos », où la caméra retrouvait son utilisation plus traditionnelle. Exercice formel sur la structure narrative minimale d’un film oscillant entre photogramme et plan, théoriquement achoppé aux analyses de Dziga Vertov et Peter Kubelka, sa vision convoquait pourtant un autre réalisateur : Jonas Mekas.

2.
Dans son film « Notes for Jerome » (1978), intégré à l’immense corpus de son journal filmé « Diaries, Notes & Sketches » (Journaux, notes et esquisses), Mekas se rend à La Ciotat et filme au rythme des mouvements d’un corps aux aguets, curieux de tout et, semble-t-il, tout excité à l’idée d’être sur les lieux du mythique plan fixe. L’écriteau, sur lequel figure la référence au film des frères Lumière ainsi que l’année du tournage – 1895, est filmé avec insistance : le réalisateur y revient plusieurs fois, avec une joie qui pourrait être celle d’un enfant surexcité à l’idée de tomber sur un rare joujou. Or précisément, cette excitation, cet éveil de gosse, se retrouve dans tous ses films. Espièglerie et génie de « l’enfance retrouvée à volonté », mais aussi théorie renoirienne du bouchon de liège : il se laisse porter par ce qu’il vit et voit. « Raconter des histoires m’intéressait moins que la vie autour de moi, les visages, les amis. J’étais toujours avec ma Bolex et je pensais au départ que je ne faisais que m’entraîner. » (1). Humilité de l’entraînement ; les sportifs de haut niveau le savent bien pour avoir eu envie, à maintes reprises, de tout plaquer. Derrière l’apparente liberté des images de Mekas se cache une discipline ; comme Tschoang-tseu, il n’a pas de méthode, il possède une expérience : « L’improvisation, je le répète, constitue la plus haute forme de concentration, d’éveil, de connaissances intuitives, lorsque l’imagination commence à écarter ce qui est organisé au préalable, les structures mentales artificielles, pour aller droit au cœur du sujet. C’est la vraie signification de l’improvisation, et il ne s’agit pas du tout d’une méthode ; c’est davantage un état, nécessaire à toute création inspirée. C’est une faculté que tout vrai artiste développe constamment tout au long de sa vie par une vigilance intérieure, en aiguisant – oui ! – ses sens. » (2). Quand John Coltrane tourne autour du motif de « My favorite things », qu’il attrape, puis laisse échapper, qu’il retrouve et sitôt perd, et rattrape encore, comme par miracle, ou lorsque Miles Davies, bien entouré comme toujours, se lance dans une improvisation de 38 minutes au nom trompeur de « Call it anything » au festival de l’Isle de Wight 1971, c’est à la même discipline qu’ils sont redevables.

3.
Dans ses « Scenes From the Life Of Andy Warhol », montées en 1991, les visages de Barbara Rubin, Tuli Kupferberg, Allen Ginsberg, Peter Orlowski, Ed Sanders, Gerard Malanga et Storm De Hirsch sont filmés au Village Gate, le 7 Juin 1966. Assis au côté de l’artiste d’origine tchèque, pivot de cette série de portraits, ils discutent. Comme toujours (si l’on excepte les plus récentes réalisations), le son et l’image sont asynchrones. Les paroles échangées ne nous sont pas audibles. Ce n’est manifestement pas ce qui est dit, mais comment ça l’est qu’intéresse Mekas. Autre caractéristique : les détails. Ils sont saisis au vol pour recomposer corps et ambiance. Le sujet d’une scène (que le titre désigne parfois) est pris dans la masse, devenu détail lui aussi, en sorte que souvent, c’en est un autre qui frappe l’œil. Comme Robert Walser qui, devant une Pietà de Roger van der Weyden évite le corps christique (et la compassion qu’il suggère) pour lui préférer « un petit arbre déchiqueté, dépouillé, dont les branches dansent figées comme sous l’effet d’un charme… » (3). Mekas voit l’ensemble par morceaux, sa Schaulust est nichée dans le détail.

4.
Dans un court film réalisé en 2000, David Cronenberg fait dire au personnage principal interprété par Leslie Carlson, le Barry Convex de Videodrome : « When you record the moment, you record the death of the moment » (4), brisant ainsi la naïve idée que filmer consisterait à conserver des moments vécus.
Vanité du fantasme de l’immortalité que le cinéma par sa prodigieuse capacité à restituer des instants de vies fait payer chèrement. Et le geste de Mekas pourrait se dire ainsi : filmer les gens et les choses avant qu’ils ne disparaissent – ce en quoi sa démarche le rapproche de l’ambition eustachienne d’archiver son époque. C’est pourtant le film d’un autre réalisateur qui me vient à l’esprit quand j’envisage cette galerie de portraits filmés depuis plus de 40 ans. Du cinéma de Jonas Mekas, ce film pourrait être la tâche aveugle. « Necrology » réalisé par Standish D. Lawder en 1970 est une œuvre construite d’un plan fixe de 8 minutes où défilent de bas en haut des hommes et des femmes, debout, qui progressivement disparaissent dans la pénombre de l’arrière plan. Est mis en scène ce que suggère le titre : une liste de défunts. Toutes ces personnes de passage devant l’objectif d’une caméra, par leur nombre conséquent et leur relative inanité, se retrouvent dans un étrange entre-deux ; pas encore tout à fait fantômes, ils ne sont cependant plus parmi les vivants. Ce fameux paradoxe du cinéma – conserver le souvenir de moments advenus et de visages connus, mais conserver aussi leur impossible itération – est là matérialisé. Et quand on connaît la supercherie à laquelle eut recourt Lawder pour provoquer cet effet funèbre, la lecture du film s’avère encore plus grinçante : ces hommes et femmes furent filmés à la Grand Central Station de New York, aux heures matinales, quand on se rend au travail, alors qu’ils se laissaient glisser sur un large escalator les descendant au métro. Ils défilaient, en réalité, de haut en bas. Référence implicite à l’Underground New Yorkais de ces années-là (dont Mekas est le plus actif ambassadeur) que symboliquement Standish D. Lawder sort du trou : en inversant le sens de lecture, ces hommes et femmes s’élèvent. Il opère un nouveau renversement à la fin : sur une musique de parade militaire défile pendant quatre autres minutes, de bas en haut bien entendu, un générique où, à chaque protagoniste nommément cité, correspond un rôle. Par exemple « Man with Ulcer.........Salvatore Palano ; FBI agent......... John Pollock). Il est évident que noms et fonctions sociales sont inventés (à l’exception de « Standish D. Lawder » qui apparait en sa qualité de « Filmmaker »). Sournoise ironie et effet comique qui agissent comme un ballon d’oxygène tant le film, par son caractère répétitif et son atmosphère étouffante, fut une épreuve. Plus vivantes car plus mouvantes que ceux qui défilent en ce long plan fixe, les personnes qui parcourent les films de Mekas disent eux aussi leur passage, avant de disparaître du plan. « C’est un adieu à tout jamais qui coïncide [...] avec l’instant de l’ensorcellement » (5) ; c’est de Walter Benjamin et normalement destiné au poème de Baudelaire « À une passante ». Si l’expérience qu’induit la vision d’une œuvre de Jonas Mekas peut elle aussi s’avérer éprouvante, ce serait pour des raisons inverses au film de Lawder : Mekas ne saurait être pris en péché d’acheiropoièse sinon d’avoir choisi un medium l’étant techniquement : la nature de ses plans souligne une constante manipulation de la caméra. Ça bouge et les coupes se multiplient. On imagine le réalisateur caméra à la main, à l’affût du moindre événement, puis derrière sa table de montage, triant des heures de rushes dont certains, dits ratés, s’avèrent être de trop précieux moments cinématographiques pour être jetés.
Que ce soit loin des sentiers battus que se sont faites nombres d’œuvres majeures, c’est une évidence, mais la démarche mekasienne possède en plus la force du désintéressement. Il tient un journal filmé, voilà tout. Au rythme de sa vie. Et son cinéma ne dit pas qu’il faut une vie extraordinaire pour qu’un journal filmé le soit. L’authenticité est de rigueur. Les célébrités qui ont impressionné sa pellicule super-huit perdent l’aura que leur fabrique la presse people ; devant sa caméra, elles sont. Le cinéma de Mekas empêche le personnage de Gloria Swanson et rend caduque la fascination pour Cécil B. DeMille (6). Il filme son entourage, ses proches. « Mais c’est John Lennon ! » peut-on s’écrier. Le même enthousiasme et la même sensation de proximité se manifesteront devant le furtif plan d’une fleur. Il y a du Gertrude Stein chez Mekas, ce qu’Arnaud des Paillères avait bien senti en donnant à son film consacré à la poétesse américaine (7) une identité visuelle redevable au réalisateur lituanien. Ce qui semblait infilmable, car usé d’avoir trop été filmé, peut encore être source d’étonnement. Ses films célèbrent le quotidien, l’anodin, le banal, le rituel. Mais, si souvent restent à l’esprit les fréquents moments de joie que Mekas aime partager avec ses proches, aux aguets derrière l’œilleton de sa Bolex, et les images souvent superbes, car délicates, car au plus près de ceux qu’il filme avec respect, à hauteur d’homme, le sérieux de la démarche est toujours là, tapi dans les innombrables motifs déclinés. Il s’installe avec force quand le film s’arrête, après plusieurs heures de remémorations épileptiques, de morceaux de vies, de gestes, de visages, de regards, de paroles esquissées par des bouches qui se débattent en silence, tandis que la voix du maître raconte, se souvient, et lutte souvent avec l’imperfection de ses souvenirs et la distance qui le sépare de ces instants filmés. Car le montage est distant de plusieurs années, parfois même plusieurs décennies ; le cas de « As I Was Moving Ahead Occasionaly I Saw Brief Glimpses Of Beauty » (2000) est frappant : 288 minutes, 11 chapitres, 30 ans de rushes. Mekas avoue s’être lancé dans ce projet après avoir constaté que ses pellicules ektachromes commençaient à s’effacer.

5.
Le phénakistiscope (8), dont Baudelaire fait la description et l’éloge dans sa « Morale du joujou » (9), est un appareil optique créé en 1831. Il consiste en un disque de carton sur lequel est dessinée une suite d’images décomposant un mouvement. Le carton est percé d’autant de fentes que figurent de dessins. Le dispositif est couplé d’un miroir, installé face aux images. Le spectateur regarde au dos du carton, par les fentes, face au miroir sur lequel les dessins se réfléchissent et semblent animés par la mise en rotation du disque. Mouvement qui induit un éternel recommencement.
Le cinéma de Mekas serait un phénakistiscope où tous les dessins qui composent la roue se modifieraient à chaque tour. En somme, le jouet parfait, puisque source inépuisable d’émerveillement. Ces dessins seraient les détails d’un immense puzzle en construction, celui d’une vie filmée jour après jour. En témoigne encore l’un de ses derniers projets, inspiré de Pétrarque qui célébrait chaque jour de l’année par autant de poèmes destinés à Laure, sa bien-aimée (10) – que Mekas imite en s’imposant la réalisation de 365 films (11).
Si, pour finir, je reviens au phénakistiscope, au vrai, m’interpelle alors que regarder par une fente en direction d’un miroir, ne pas avoir d’yeux pour sa propre image et lui préférer l’ingéniosité d’un procédé technique en dit un bout sur ce Mouvement que le XIXème siècle cherchait à domestiquer. Avec le cinématographe Lumière, le spectateur est carrément entré par l’une des fentes, il siège à côté des motifs dessinés sur le carton. Il regarde le miroir en lequel il cherche son reflet et s’exclame devant le spectacle : « en réalité c’est la Vie elle-même ! » (12). Cette indistinction, Mekas l’a poussée très loin pour déjouer l’oubli et révéler la puissance épiphanique de la projection cinématographique.

1.
Il y a quelques années, je filmais en super-huit l’arrivée d’un TGV en gare de la Part Dieu, à Lyon. Je savais seulement que ce plan devait être le premier d’un film dont j’ignorais encore tout sinon qu’il s’agirait d’un exercice formel ayant la narration comme sujet, plus exactement ce qui l’articule. Conscient de commencer quelque chose de nouveau, que je sais rétrospectivement avoir été déterminant dans ce qui allait former ma filmographie future, accrocher un travail en devenir à l’un des plans les plus célèbres et fondateurs de l’histoire du cinéma n’était certes pas un geste innocent. De « l’entrée d’un train en gare de la Ciotat » des frères Lumière, il ne me restait qu’un souvenir évaporé. Quand le TGV est arrivé, je cadrais la voie ferrée à gauche sur laquelle il s’avançait lentement, prêt à s’arrêter, la locomotive d’abord, de plus en plus grande jusqu’à sortir du cadre, suivie de quelques wagons. À droite, une portion de quai avec des personnes debout, certaines immobiles, d’autres en mouvement, futurs passagers vraisemblablement. Un peu plus d’un siècle, deux gares différentes, deux trains technologiquement incomparables et des badauds dont les tenues vestimentaires divergent nettement séparent les deux films, et pourtant, même cadrage. Ma rétine due avoir été suffisamment impressionnée pour que, ce qui devait n’être qu’un clin d’œil soit l’instinctive redite de sa référence.
Je montais dans le train, en direction de Paris. Mon film se poursuivait par des vues s’accélérant en des plans de plus en plus courts jusqu’à se restreindre à des photogrammes enchaînés dépareillés, comme une succession de photographies prises en des lieux divers, mises bout à bout et projetées à la cadence du cinématographe. Les heurts visuels qui en résultaient créaient de conséquentes accélérations narratives. Il s’agissait de détourner la fonction usuellement assignée à une caméra : fixer du mouvement, du moins son illusion, obtenue par l’enregistrement d’images formellement très proches qui, dans leur défilement, suggèrent une continuité. Le film continuait en une sorte de flânerie parisienne, alternant les séquences « heurtées », faites d’enchaînements de photogrammes significativement distincts les uns des autres donc, et de séquences « de repos », où la caméra retrouvait son utilisation plus traditionnelle. Exercice formel sur la structure narrative minimale d’un film oscillant entre photogramme et plan, théoriquement achoppé aux analyses de Dziga Vertov et Peter Kubelka, sa vision convoquait pourtant un autre réalisateur : Jonas Mekas.

2.
Dans son film « Notes for Jerome » (1978), intégré à l’immense corpus de son journal filmé « Diaries, Notes & Sketches » (Journaux, notes et esquisses), Mekas se rend à La Ciotat et filme au rythme des mouvements d’un corps aux aguets, curieux de tout et, semble-t-il, tout excité à l’idée d’être sur les lieux du mythique plan fixe. L’écriteau, sur lequel figure la référence au film des frères Lumière ainsi que l’année du tournage – 1895, est filmé avec insistance : le réalisateur y revient plusieurs fois, avec une joie qui pourrait être celle d’un enfant surexcité à l’idée de tomber sur un rare joujou. Or précisément, cette excitation, cet éveil de gosse, se retrouve dans tous ses films. Espièglerie et génie de « l’enfance retrouvée à volonté », mais aussi théorie renoirienne du bouchon de liège : il se laisse porter par ce qu’il vit et voit. « Raconter des histoires m’intéressait moins que la vie autour de moi, les visages, les amis. J’étais toujours avec ma Bolex et je pensais au départ que je ne faisais que m’entraîner. » (1). Humilité de l’entraînement ; les sportifs de haut niveau le savent bien pour avoir eu envie, à maintes reprises, de tout plaquer. Derrière l’apparente liberté des images de Mekas se cache une discipline ; comme Tschoang-tseu, il n’a pas de méthode, il possède une expérience : « L’improvisation, je le répète, constitue la plus haute forme de concentration, d’éveil, de connaissances intuitives, lorsque l’imagination commence à écarter ce qui est organisé au préalable, les structures mentales artificielles, pour aller droit au cœur du sujet. C’est la vraie signification de l’improvisation, et il ne s’agit pas du tout d’une méthode ; c’est davantage un état, nécessaire à toute création inspirée. C’est une faculté que tout vrai artiste développe constamment tout au long de sa vie par une vigilance intérieure, en aiguisant – oui ! – ses sens. » (2). Quand John Coltrane tourne autour du motif de « My favorite things », qu’il attrape, puis laisse échapper, qu’il retrouve et sitôt perd, et rattrape encore, comme par miracle, ou lorsque Miles Davies, bien entouré comme toujours, se lance dans une improvisation de 38 minutes au nom trompeur de « Call it anything » au festival de l’Isle de Wight 1971, c’est à la même discipline qu’ils sont redevables.

3.
Dans ses « Scenes From the Life Of Andy Warhol », montées en 1991, les visages de Barbara Rubin, Tuli Kupferberg, Allen Ginsberg, Peter Orlowski, Ed Sanders, Gerard Malanga et Storm De Hirsch sont filmés au Village Gate, le 7 Juin 1966. Assis au côté de l’artiste d’origine tchèque, pivot de cette série de portraits, ils discutent. Comme toujours (si l’on excepte les plus récentes réalisations), le son et l’image sont asynchrones. Les paroles échangées ne nous sont pas audibles. Ce n’est manifestement pas ce qui est dit, mais comment ça l’est qu’intéresse Mekas. Autre caractéristique : les détails. Ils sont saisis au vol pour recomposer corps et ambiance. Le sujet d’une scène (que le titre désigne parfois) est pris dans la masse, devenu détail lui aussi, en sorte que souvent, c’en est un autre qui frappe l’œil. Comme Robert Walser qui, devant une Pietà de Roger van der Weyden évite le corps christique (et la compassion qu’il suggère) pour lui préférer « un petit arbre déchiqueté, dépouillé, dont les branches dansent figées comme sous l’effet d’un charme… » (3). Mekas voit l’ensemble par morceaux, sa Schaulust est nichée dans le détail.

4.
Dans un court film réalisé en 2000, David Cronenberg fait dire au personnage principal interprété par Leslie Carlson, le Barry Convex de Videodrome : « When you record the moment, you record the death of the moment » (4), brisant ainsi la naïve idée que filmer consisterait à conserver des moments vécus.
Vanité du fantasme de l’immortalité que le cinéma par sa prodigieuse capacité à restituer des instants de vies fait payer chèrement. Et le geste de Mekas pourrait se dire ainsi : filmer les gens et les choses avant qu’ils ne disparaissent – ce en quoi sa démarche le rapproche de l’ambition eustachienne d’archiver son époque. C’est pourtant le film d’un autre réalisateur qui me vient à l’esprit quand j’envisage cette galerie de portraits filmés depuis plus de 40 ans. Du cinéma de Jonas Mekas, ce film pourrait être la tâche aveugle. « Necrology » réalisé par Standish D. Lawder en 1970 est une œuvre construite d’un plan fixe de 8 minutes où défilent de bas en haut des hommes et des femmes, debout, qui progressivement disparaissent dans la pénombre de l’arrière plan. Est mis en scène ce que suggère le titre : une liste de défunts. Toutes ces personnes de passage devant l’objectif d’une caméra, par leur nombre conséquent et leur relative inanité, se retrouvent dans un étrange entre-deux ; pas encore tout à fait fantômes, ils ne sont cependant plus parmi les vivants. Ce fameux paradoxe du cinéma – conserver le souvenir de moments advenus et de visages connus, mais conserver aussi leur impossible itération – est là matérialisé. Et quand on connaît la supercherie à laquelle eut recourt Lawder pour provoquer cet effet funèbre, la lecture du film s’avère encore plus grinçante : ces hommes et femmes furent filmés à la Grand Central Station de New York, aux heures matinales, quand on se rend au travail, alors qu’ils se laissaient glisser sur un large escalator les descendant au métro. Ils défilaient, en réalité, de haut en bas. Référence implicite à l’Underground New Yorkais de ces années-là (dont Mekas est le plus actif ambassadeur) que symboliquement Standish D. Lawder sort du trou : en inversant le sens de lecture, ces hommes et femmes s’élèvent. Il opère un nouveau renversement à la fin : sur une musique de parade militaire défile pendant quatre autres minutes, de bas en haut bien entendu, un générique où, à chaque protagoniste nommément cité, correspond un rôle. Par exemple « Man with Ulcer.........Salvatore Palano ; FBI agent......... John Pollock). Il est évident que noms et fonctions sociales sont inventés (à l’exception de « Standish D. Lawder » qui apparait en sa qualité de « Filmmaker »). Sournoise ironie et effet comique qui agissent comme un ballon d’oxygène tant le film, par son caractère répétitif et son atmosphère étouffante, fut une épreuve. Plus vivantes car plus mouvantes que ceux qui défilent en ce long plan fixe, les personnes qui parcourent les films de Mekas disent eux aussi leur passage, avant de disparaître du plan. « C’est un adieu à tout jamais qui coïncide [...] avec l’instant de l’ensorcellement » (5) ; c’est de Walter Benjamin et normalement destiné au poème de Baudelaire « À une passante ». Si l’expérience qu’induit la vision d’une œuvre de Jonas Mekas peut elle aussi s’avérer éprouvante, ce serait pour des raisons inverses au film de Lawder : Mekas ne saurait être pris en péché d’acheiropoièse sinon d’avoir choisi un medium l’étant techniquement : la nature de ses plans souligne une constante manipulation de la caméra. Ça bouge et les coupes se multiplient. On imagine le réalisateur caméra à la main, à l’affût du moindre événement, puis derrière sa table de montage, triant des heures de rushes dont certains, dits ratés, s’avèrent être de trop précieux moments cinématographiques pour être jetés.
Que ce soit loin des sentiers battus que se sont faites nombres d’œuvres majeures, c’est une évidence, mais la démarche mekasienne possède en plus la force du désintéressement. Il tient un journal filmé, voilà tout. Au rythme de sa vie. Et son cinéma ne dit pas qu’il faut une vie extraordinaire pour qu’un journal filmé le soit. L’authenticité est de rigueur. Les célébrités qui ont impressionné sa pellicule super-huit perdent l’aura que leur fabrique la presse people ; devant sa caméra, elles sont. Le cinéma de Mekas empêche le personnage de Gloria Swanson et rend caduque la fascination pour Cécil B. DeMille (6). Il filme son entourage, ses proches. « Mais c’est John Lennon ! » peut-on s’écrier. Le même enthousiasme et la même sensation de proximité se manifesteront devant le furtif plan d’une fleur. Il y a du Gertrude Stein chez Mekas, ce qu’Arnaud des Paillères avait bien senti en donnant à son film consacré à la poétesse américaine (7) une identité visuelle redevable au réalisateur lituanien. Ce qui semblait infilmable, car usé d’avoir trop été filmé, peut encore être source d’étonnement. Ses films célèbrent le quotidien, l’anodin, le banal, le rituel. Mais, si souvent restent à l’esprit les fréquents moments de joie que Mekas aime partager avec ses proches, aux aguets derrière l’œilleton de sa Bolex, et les images souvent superbes, car délicates, car au plus près de ceux qu’il filme avec respect, à hauteur d’homme, le sérieux de la démarche est toujours là, tapi dans les innombrables motifs déclinés. Il s’installe avec force quand le film s’arrête, après plusieurs heures de remémorations épileptiques, de morceaux de vies, de gestes, de visages, de regards, de paroles esquissées par des bouches qui se débattent en silence, tandis que la voix du maître raconte, se souvient, et lutte souvent avec l’imperfection de ses souvenirs et la distance qui le sépare de ces instants filmés. Car le montage est distant de plusieurs années, parfois même plusieurs décennies ; le cas de « As I Was Moving Ahead Occasionaly I Saw Brief Glimpses Of Beauty » (2000) est frappant : 288 minutes, 11 chapitres, 30 ans de rushes. Mekas avoue s’être lancé dans ce projet après avoir constaté que ses pellicules ektachromes commençaient à s’effacer.

5.
Le phénakistiscope (8), dont Baudelaire fait la description et l’éloge dans sa « Morale du joujou » (9), est un appareil optique créé en 1831. Il consiste en un disque de carton sur lequel est dessinée une suite d’images décomposant un mouvement. Le carton est percé d’autant de fentes que figurent de dessins. Le dispositif est couplé d’un miroir, installé face aux images. Le spectateur regarde au dos du carton, par les fentes, face au miroir sur lequel les dessins se réfléchissent et semblent animés par la mise en rotation du disque. Mouvement qui induit un éternel recommencement.
Le cinéma de Mekas serait un phénakistiscope où tous les dessins qui composent la roue se modifieraient à chaque tour. En somme, le jouet parfait, puisque source inépuisable d’émerveillement. Ces dessins seraient les détails d’un immense puzzle en construction, celui d’une vie filmée jour après jour. En témoigne encore l’un de ses derniers projets, inspiré de Pétrarque qui célébrait chaque jour de l’année par autant de poèmes destinés à Laure, sa bien-aimée (10) – que Mekas imite en s’imposant la réalisation de 365 films (11).
Si, pour finir, je reviens au phénakistiscope, au vrai, m’interpelle alors que regarder par une fente en direction d’un miroir, ne pas avoir d’yeux pour sa propre image et lui préférer l’ingéniosité d’un procédé technique en dit un bout sur ce Mouvement que le XIXème siècle cherchait à domestiquer. Avec le cinématographe Lumière, le spectateur est carrément entré par l’une des fentes, il siège à côté des motifs dessinés sur le carton. Il regarde le miroir en lequel il cherche son reflet et s’exclame devant le spectacle : « en réalité c’est la Vie elle-même ! » (12). Cette indistinction, Mekas l’a poussée très loin pour déjouer l’oubli et révéler la puissance épiphanique de la projection cinématographique.

(1) Cahiers du Cinéma, New-York Underground, n° 558, p.66-73.
(2) Jonas Mekas, « Notes », in P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire. L’innocence retrouvée, Ed. Paris Expérimental, p.312.
(3) Robert Walser, Das Gesamtwerk VIII, 266, Ed. par Jochen Greven, Genève/Hambourg 1966-1975, in Peter Utz, Robert Walser: danser dans les marges. Ed. Zoé, p.7.
(4) « Quand vous enregistrez un instant, vous enregistrez la mort de cet instant ». David Cronenberg, Caméra, 2000.
(5) Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Ed. Payot, 1979, p. 170
(6) On se rappelle les affres de l’anonymat d’une ancienne gloire d’Hollywood dans « Sunset Boulevard » de Billy Wilder.
(7) Arnaud des Paillières, Is dead : portrait incomplet de Gertrude Stein, 2000.
(8) Crée par Joseph Plateau en 1831.
(9) Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques. Morale du joujou. Collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux, http://www.bmlisieux.com/litterature/baudelaire/moraljou.htm.
(10) Les 366 poèmes du Canzoniere de Pétrarque.
(11) À voir sur le site www.jonasmekas.com.
(12) Edgar Allan Poe, Nouvelles histoires extraordinaires. Le portrait ovale, Ed. Le livre de poche, 1972, p.252.

(1) Cahiers du Cinéma, New-York Underground, n° 558, p.66-73.
(2) Jonas Mekas, « Notes », in P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire. L’innocence retrouvée, Ed. Paris Expérimental, p.312.
(3) Robert Walser, Das Gesamtwerk VIII, 266, Ed. par Jochen Greven, Genève/Hambourg 1966-1975, in Peter Utz, Robert Walser: danser dans les marges. Ed. Zoé, p.7.
(4) « Quand vous enregistrez un instant, vous enregistrez la mort de cet instant ». David Cronenberg, Caméra, 2000.
(5) Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Ed. Payot, 1979, p. 170
(6) On se rappelle les affres de l’anonymat d’une ancienne gloire d’Hollywood dans « Sunset Boulevard » de Billy Wilder.
(7) Arnaud des Paillières, Is dead : portrait incomplet de Gertrude Stein, 2000.
(8) Crée par Joseph Plateau en 1831.
(9) Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques. Morale du joujou. Collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux, http://www.bmlisieux.com/litterature/baudelaire/moraljou.htm.
(10) Les 366 poèmes du Canzoniere de Pétrarque.
(11) À voir sur le site www.jonasmekas.com.
(12) Edgar Allan Poe, Nouvelles histoires extraordinaires. Le portrait ovale, Ed. Le livre de poche, 1972, p.252.

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